AIR INSIGNES   

 Collection d'insignes de l'armée de l'air

23 novembre 2024
Bonne fête Clément

Site mis à jour le
01 novembre 2024

Plan du site

1928640 visiteurs
2716973 pages vues

 

 « L’Epervier et le Faucon »
 
Texte du colonel Petit et du lieutenant-colonel Dufour,
publié avec l'autorisation du colonel Petit.
 
 

Avant-propos
 
Au début de l’année 1986, au titre d’accords gouvernementaux d’assistance, la France mit de nouveau en place au Tchad un déploiement militaire interarmées, au sein d’une opération d’intervention extérieure baptisée Epervier.
L’essentiel des forces françaises fut alors constitué par des moyens de l’Armée de l’air qui furent envoyés principalement à N’Djaména. La menace aérienne libyenne pesant sur l’ensemble du territoire tchadien, un dispositif de défense aérienne classique fut aussitôt établi en vue de protéger prioritairement la capitale et le Sud du pays.
 
En septembre 1987, l’évolution de la situation générale fut très favorable aux forces armées nationales tchadiennes (FANT), ce qui conduisit la Libye à effectuer plusieurs attaques aériennes de rétorsion. La Défense Aérienne d’Epervier (DAE) dut y faire face, dans des contextes locaux très différents et avec des moyens inégaux : elle y obtint des résultats contrastés.
 
Plus de vingt ans après, force est de constater que le peu de résonnance médiatique voire le silence officiel qui accompagnèrent parfois ces événements, tout comme le caractère outrancier de certaines exploitations partisanes qui en furent faites, ne permirent alors ni d’en établir des comptes-rendus précis ni de s’en faire une juste appréciation. Pour d’impérieuses raisons politiques, certains des faits qui s’y rapportaient furent alors délibérément occultés, d’autres furent faussement interprétés au nom d’intérêts militaires catégoriels, au mépris des conséquences humaines de ces omissions ou de ces contre-vérités. Pourtant tous ceux qui firent de leur mieux au Tchad pour protéger leurs semblables des attaques aériennes méritent que leur valeur militaire, leurs qualités professionnelles et leur abnégation soient publiquement reconnues.
 
C’est pourquoi, en ravivant nos souvenirs, en rédigeant les pages qui suivent, en y joignant des documents et des témoignages qui nous ont semblés être dignes d’intérêt, nous avons décidé de contribuer modestement à éclairer l’Histoire. Notre propos se veut objectif et dénué de toute complaisance : il porte sur un ensemble cohérent d’éléments constitutifs de la défense aérienne au Tchad qui ont conduit à y obtenir au moins une victoire antiaérienne indiscutable. Une telle analyse n’en a jamais été faite dans les milieux militaires, et encore moins prescrite par l’Armée de l’air française. En revanche, on s’y est parfois affairé à faire peser des suspicions illégitimes et à rechercher des culpabilités là où il n’y en avait pas.
 
Puissent donc nos évocations permettre d’apprécier à leur juste valeur ce que furent les trois véritables actes de guerre aérienne de N’Djaména, Abéché et Faya de septembre 1987 et rendre ainsi hommage aux mérites des militaires français qui jouèrent un rôle déterminant dans ces « Trois Glorieuses » du combat antiaérien.
 
 
 
  
 
Première partie
 
« Les Ailes de l’Epervier »
 
 
 
 
 
En février 1986, en projetant des moyens aériens importants dans un pays souverain qui est en butte à une grave menace interne et externe, la France déclare officiellement agir afin de « fournir aux forces tchadiennes le soutien et les appuis nécessaires pour s’opposer à toute agression au sud du 16° parallèle ». C’est le début de l’opération Epervier.
 
Cette intervention armée va se prolonger bien au-delà de l’an 2000 ; au fil du temps, en fonction de l’évolution de la situation, elle revêtira divers aspects. A ses débuts, c’est à la défense d’une partie du Tchad contre les menées aériennes libyennes qu’elle va principalement s’appliquer, plaçant ainsi la moitié sud du pays sous la protection des « Ailes de l’Epervier ».
 
Après qu’aient été décrits au chapitre 1 ce qu’étaient l’imbroglio politico-militaire tchadien de l’époque et les débuts de l’opération Epervier, c’est la défense aérienne et antiaérienne qui fut mise en place au Tchad qui sera présentée dans ses multiples aspects au chapitre suivant.


 

Chapitre I
 
 
Le contexte politico-militaire : la situation au Tchad à l’été 1987
 
 
Par leur singularité et leurs résultats, les opérations de défense aérienne qui se déroulèrent au Tchad au mois de septembre 1987 sont assez exceptionnelles. Pour en apprécier l’importance et la complexité, il est indispensable de se replacer dans le contexte politico-militaire de l’époque.
Il est aussi nécessaire de se pencher sur les motifs du déclenchement de l’opération Epervier, sur ses modalités générales, sur les diverses mesures prises et sur les moyens qui furent engagés en vue d’assurer une sûreté aérienne efficace mais géographiquement limitée.
 
11) Les tribulations de l’Etat tchadien
 
C’est en 1960 que l’indépendance du Tchad lui a été octroyée par la France. Depuis, la vie de ce pays, grand comme une fois et demi la France (cf. annexe 1 : carte du Tchad) a été marquée presque sans interruption par nombre de conflits internes, au gré des rivalités personnelles, des prises de pouvoir successives par les différentes factions politiques, ethniques, tribales ou des renversements d’alliance.
 
L’appétit de son grand voisin libyen a été à maintes reprises affiché pour la partie la plus au nord du Tchad, motivé principalement par l’existence de ressources inexploitées dans le sous-sol du BET (ensemble des provinces du Borkou, de l’Ennedi et du Tibesti) et officialisé par une revendication de propriété, affirmée dès 1973 par le colonel Kadhafi, sur la bande territoriale d’Aozou contiguë à la Libye. Ces prétentions se sont à plusieurs reprises concrétisées par une ingérence très claire de la Libye dans les affaires intérieures tchadiennes et par des incursions libyennes répétées dans la profondeur du territoire tchadien.
 
Au début de 1986, le Nord du Tchad est sous l’emprise des forces rebelles du GUNT (ex-Gouvernement d’unité nationale tchadienne). Directement encadrées et appuyées par des militaires libyens, elles sont dirigées par Goukouni Oueddeï, l’ex-chef de l’Etat tchadien renversé en juin 1982 par Hissène Habré qui était pourtant son ministre de la Défense. C’est ce dernier qui détient désormais officiellement le pouvoir, à N’Djaména ; quelques années auparavant, il a été directement impliqué dans « l’affaire Claustre » et dans l’assassinat du négociateur français, le commandant Galopin.
 
Pour sa part, liée au Tchad depuis 1976 par des accords de coopération militaire, la France y est intervenue depuis à plusieurs reprises pour tenter de préserver la stabilité ou de rétablir la souveraineté du pays, mais ses interventions temporaires n’ont fait qu’apporter une réponse éphémère à un problème endémique ; les plus récentes ont été les opérations Manta (nouvel engagement des troupes françaises, août 83-septembre 84) et Silure (désengagement français).
 
Soucieux de ne pas se trouver pris dans l’engrenage militaire qui pourrait résulter d’une position très ferme vis-à-vis du colonel Kadhafi, le président français Mitterrand semble accepter de facto la mainmise libyenne sur le Nord, afin de conserver dans le giron de N’Djaména le «Tchad utile», au sud du 16e parallèle. Une rencontre Mitterrand-Kadhafi a même lieu en Crête le 15 novembre 1984; elle officialise la fin effective de Manta-Silure, elle est censée prendre acte du retrait réel de toutes les troupes étrangères du Tchad. Pourtant, en dépit de sa fermeté apparente, la France sait incontestablement qu’elle est la seule à avoir réalisé ce repli, tandis que les soldats de Kadhafi sont toujours présents ou sont revenus dans le Nord du pays.
 
Depuis, il est publiquement admis en France que le franchissement par les rebelles de la « ligne rouge » que forme le 16° parallèle constituerait désormais un casus belli entraînant un retour en force immédiat de l’armée française.
C’est le cas en février 1986, lorsque le GUNT reprend l’offensive vers le sud. Ses assauts étant contenus par les forces loyalistes, son échec fournit à Kadhafi un prétexte pour l’épauler et pour se livrer à de nouvelles gesticulations hostiles.
 
 
12) Le déclenchement de l’opération Epervier
 
Une nouvelle fois placée devant une menace d’intervention libyenne directe, répondant aux demandes répétées d’assistance présentées par Hissène Habré, la France est contrainte d’adopter une attitude vigoureuse. Elle choisit pour cela de mener un raid aérien sur Ouadi-Doum : construite par les Libyens de novembre 1984 à octobre 1985, située en plein territoire tchadien, une piste bitumée longue de 3.800 mètres peut désormais y accueillir n’importe quel type d’avion, y compris des chasseurs-bombardiers à réaction. D’où l’importance de la menace stratégique et tactique qu’elle représente désormais pour l’ensemble du territoire tchadien.
 
L’attaque de l’aviation française est menée depuis Bangui, en République Centre-Africaine : le 16 février 1986, un raid mené par huit avions d’attaque au sol Jaguar des 7° et 11° Escadres, armés de bombes anti-pistes BAP-100, escortés de quatre Mirage F1 et ravitaillés en vol par C-135F, bombarde la piste de Ouadi-Doum et la rend momentanément impraticable.
En représailles, dès le lendemain le 17 février, l’action de Kadhafi s’exerce contre N’Djaména : un de ses Tupolev-22 y largue quatre bombes freinées de 500 kg ; elles atteignent la piste et l'aéroport et les endommagent assez légèrement. Dans l'après-midi, la France décide de déployer des avions d’interception à N’Djaména et annonce qu’elle procède de nouveau à la mise en place au Tchad d'un dispositif militaire, à dominante aérienne.
 
C’est le début de l'opération Epervier dont l’essentiel des moyens provient de l’Armée de l’air ; elle se traduit en particulier le 18 février, par la mise en place d’un dispositif de défense aérienne basé sur l’aérodrome de la capitale tchadienne, composé d’intercepteurs Mirage F1-C et d’une unité antiaérienne à courte portée Crotale de l’Armée de l’air. Ce qui n’empêche pas une autre tentative de bombardement libyen le 19 février, dont la réussite aurait pu constituer pour la France un échec retentissant. Aussi les Autorités françaises décident-elles de renforcer la protection de N’Djaména et de leurs propres forces et installations par l’envoi d’une batterie de missiles sol-air à moyenne portée Hawk appartenant à l’Armée de terre.
 
         L'escalade ne se produit pas. A part Ouadi-Doum, qui sera de nouveau attaqué par l'Armée de l'air française le 7 janvier 1987 (tir d’un missile antiradar AS-37 Martel par l’un des quatre Jaguar envoyés), aucun incident majeur direct opposant Français et Libyens n'interviendra avant l’été 1987.
 
 
13) Le commandement d’Epervier
 
En France, comme il sied, les modalités générales de cette projection extérieure de forces sont fixées par l’Etat-major des armées.
 
Puisque Epervier est une intervention à dominante aérienne, l’ensemble de ses moyens est assez logiquement placé sous l’autorité d’un aviateur appelé COMELEF (commandant des éléments français). Egalement commandant des moyens Air (COMAIR), cet officier supérieur ou général dépend directement du Chef d’état-major des armées françaises.
 
Le COMELEF dispose de son propre état-major interarmées (EMIA) (cf. annexe 2 : Structure de commandement de l’opération Epervier) qui s’installe à N’Djaména, dans des locaux de la base aérienne tchadienne « Sergent Ali Kosseï »; cet organisme est chargé de la coordination du support, du soutien logistique et de la préparation des missions opérationnelles. En son sein, la manœuvre aérienne est conduite par l’Adjoint tactique, la défense aérienne étant de la responsabilité de l’Adjoint D.A. qui est aussi titulaire de la fonction de Haute Autorité de Défense Aérienne (HADA).
 
A l‘été 1987, c’est le colonel (Air) Menu qui est COMELEF, son adjoint (COMTER) est le colonel (Terre) Cluzet et le chef de l’EMIA est le colonel (Air) Reix.
 
 
14) Les forces d’Epervier en 1987
 
Outre la défense de son propre dispositif, la France assure désormais au Tchad des tâches de police du ciel, de renseignement et d’appui ; elle y a envoyé pour cela une aviation puissante.
 
Au titre de la mission d’assaut ont été mis en place par l’Armée de l’air des avions d’attaque au sol et de reconnaissance Mirage F1-CR et Jaguar, et des appareils de transport tactique et de ravitaillement en vol C160 Transall. Epervier bénéficie aussi directement des services de ravitailleurs C135-F, et de ceux de Breguet Atlantic (PC volant, guidage, surveillance et renseignement électronique) qui sont fournis par la Marine nationale. Les tâches d’escorte, de protection et de couverture aérienne sont assurées par des Mirages F1-C.
 
Ce sont ces mêmes Mirages F1-C qui concourent à la mission de Défense Aérienne (D.A.), tout comme des systèmes d’arme sol-air et des moyens de détection et de contrôle.
 
Les avions d’Epervier stationnent principalement à N’Djaména (ils y disposent de la seule piste tchadienne praticable nuit et jour et par tous les types d’avions), mais aussi à Bangui (Centrafrique) et à Libreville (Gabon). Ils y sont répartis comme suit :
. N’Djaména: 10 Jaguar, 6 F1-C, 2 F1-CR, 1 Atlantic, 7 Transall.
. Bangui: 6 Jaguar, 6 Transall, 1 Atlantic.
. Libreville: 2 C135-F, 2 Transall.
 
Pour sa part, l’Armée de terre française entretient en permanence au Tchad la présence d’un régiment d’infanterie - c’est le 1er Régiment Etranger Parachutiste (REP) à l’été 1987 - et celle de moyens spécialisés du Génie, du Matériel et d’hélicoptères de l’ALAT (Aviation Légère de l’Armée de Terre), plus une batterie de tir sol-air Hawk.
De ^plus le 13éme RDP effectue la ( les) mission(s) de………..
A quelques exceptions près, le personnel d’Epervier est relevé tous les quatre mois.
 
 
15) L’évolution stratégique de mars 86 à septembre 1987
 
La position officielle française vis à vis du Tchad commence à évoluer à partir de mars 1986, date à laquelle s’instaure en France la première cohabitation : Jacques Chirac devient Premier ministre, André Giraud est nommé Ministre de la Défense.
Les nombreuses divergences de vues entre le chef de l’Etat français et le Gouvernement concernent également la politique d’intervention extérieure ; le Président impose que, sur le sol tchadien, la présence des troupes françaises soit limitée au Sud du 16° parallèle, tandis que le nouveau Gouvernement durcit la position française à l’égard de la Libye et fait apporter un soutien - tout aussi discret qu’avant mais plus vigoureux - aux efforts tchadiens de reconquête du Nord de leur territoire (d’où la présence non-officielle d’un Détachement du Génie français à Faya-Largeau).
 
Sur le terrain, sous l’impulsion de deux chefs de guerre tchadiens charismatiques, Idriss Deby (qui deviendra Président tchadien après avoir renversé Hissène Habré) et Hassan Djamous (qui sera physiquement éliminé par des hommes d’Habré, dans des conditions assez obscures), les FANT ont retrouvé progressivement vigueur et efficacité ; elles lancent de nombreuses offensives pour écraser les rebelles et pour expulser du BET toute présence armée libyenne. Des combats violents ont lieu pour la reprise de Kalaït, de Faya puis de Fada, marqués alternativement par des succès et des revers tactiques, notamment à Aozou. Officiellement, la France ne s’en mêle pas (cf. annexe 3 : L’attitude française). Progressivement les FANT prennent le dessus, anéantissent la rébellion dans la bande d’Aozou et y capturent aussi, en nombre, militaires et armements terrestres libyens.
 
Le 5 septembre 1987, une incursion tchadienne du type « rezzou-TGV » est menée à l’intérieur du territoire libyen ; elle permet aux FANT de s’emparer par surprise de l’importante base aéroterrestre de Maaten-es-Sara. Elles y détruisent les installations, de nombreux aéronefs et causent aux troupes de Kadhafi des pertes considérables en hommes et en matériels (cf. annexe 4 : Maaten-es-Sara).
Ce revers emblématique dont les media internationaux se font l’écho ne peut laisser le chef de l’Etat libyen indifférent. Une ou plusieurs ripostes d’ordre stratégique, au moins signifiantes sur le plan médiatique, sont donc envisageables : la menace aérienne pèse de nouveau très sérieusement sur le Sud du Tchad et sur le dispositif français qui est une nouvelle fois placé en état d’alerte maximum. C’est notamment ce qui va conduire, les 7 et 10 septembre, des militaires français à s’opposer directement et par trois fois à l’aviation libyenne, comme cela sera rapporté ultérieurement.
 
Assez paradoxalement, des rencontres alors tenues secrètes entre Tchadiens et Libyens sont en cours ; elles permettent dès le 9 septembre de publier une déclaration commune d’établissement de pourparlers officiels qui aboutiront par la suite à l’instauration d’une paix durable entre les deux pays.
 
 
-o-O-o-
Chapitre 2
 
La Défense Aérienne d’Epervier (DAE)
 
 
La défense aérienne au Tchad, mise en place dans le cadre d’Epervier, mérite un développement particulier. En effet, malgré la limitation de son rôle, tenant compte de la singularité de la situation opérationnelle et des capacités de l’adversaire aérien potentiel, la France y déploie - fait exceptionnel - une gamme complète de moyens aériens et antiaériens. Leur organisation, leur implantation et leurs règles de comportement, assez classiques, doivent permettre de garantir au mieux la sûreté aérienne de la partie Sud du pays.
 
21) Le cadre opérationnel de la DAE
 
La circulation aérienne au dessus du territoire tchadien est réglementée et une zone précise a été interdite au survol de tout aéronef, du sol à un plafond illimité; elle a été définie dès février 1986 par un Arrêté du Ministère des Transports local (cf. annexe 5 : Arrêté tchadien de création d’un volume interdit) qui s’applique grosso modo à une large bande horizontale située au sud du 16ème parallèle et aux abords de la capitale tchadienne (cf. annexe 6 : Zone interdite au survol).
 
Comme le pays est officiellement en paix, la piste de N’Djaména reste ouverte mais, pour les appareils à destination de N’Djaména (placée en zone interdite), la pénétration est soumise à l’autorisation des organismes de contrôle aérien. Evidemment, tout aéronef transgressant les règles établies et publiées prend de sérieux risques car la mission assignée à la DAE est « de prendre à partie, avec ses armes, tout aéronef pouvant être considéré comme assaillant ».
 
Le conflit tchado-libyen ne concerne pas les pays riverains dont la souveraineté sur leur propre territoire et dans leur propre espace aérien est évidemment totale : la France et la Libye ont l’obligation absolue de la respecter. Il ne saurait donc être question pour les aéronefs militaires français d’Epervier d’agir ailleurs qu’au dessus du territoire tchadien et, pour la défense aérienne, d’appliquer ses feux au delà de la frontière tchadienne. De plus, le volume d’action de la DAE a été officiellement limité à la partie de l’espace aérien tchadien située au sud du 16° parallèle.
 
En défense aérienne, la problématique essentielle consiste à identifier tout arrivant, sans droit à l’erreur. Au Tchad on doit, en plus, essayer de discriminer un adversaire éventuel parmi tous les mouvements aériens, le classer sans équivoque comme étant hostile, puis lui appliquer les mesures de sûreté adéquates (l’abattre). Il va de soi que la destruction d’un appareil non-ennemi serait inacceptable, même si celui-ci évoluait en totale infraction par rapport aux règles de survol. On mesure ici la difficulté de la tâche des défenseurs.
 
 
22) La menace aérienne libyenne
 
La DAE a pour rôle de parer aux éventuelles attaques d’un adversaire potentiel (l’aviation libyenne) qui est composé en majeure partie d’appareils d’origine soviétique pilotés parfois par des mercenaires et qui est capable de mettre en œuvre des tactiques très élaborées, dans lesquelles il peut user de procédés techniques très modernes.
 
 Le danger aérien peut se manifester de plusieurs façons : le Nord du Tchad est à la portée des avions d’appui tactique libyens; tout le Sud du 16ème parallèle est exposé à des bombardements effectués par les quelques Tupolev-22 (de l’ordre d’une bonne douzaine) que possède Kadhafi; le survol à très haute altitude par l’un des Mig-25 libyens de reconnaissance est possible au dessus de la quasi-totalité du territoire tchadien.
 
L’aviation libyenne dispose d’armements puissants, notamment de bombes de très gros tonnage, de projectiles chimiques et vraisemblablement de missiles antiradars (ARM). Souvent escortés par des chasseurs, ses bombardiers lourds possèdent des dispositifs élaborés d’autodéfense : leurres radars et infrarouges largués, canon sous tourelle, contre-mesures électroniques actives.
 
 Les moyens de navigation des appareils libyens sont ceux de l’époque : sauf à disposer d’un guidage radar précis assuré depuis le sol ou à naviguer de balise en balise de circulation aérienne, leur autonomie de navigation à longue distance est médiocre et leur précision de positionnement grossière. Pour preuve, l’examen du carnet de bord (retrouvé non-détruit) de l’un des membres de l’équipage de l’aéronef qui attaqua N’Djaména le 7 septembre : ce document montra que le pilote avait d’abord évolué avec un plan de vol de circulation aérienne générale et qu’il prévoyait de se guider en finale sur la balise de l’Approche de la capitale tchadienne.
 
 
23) L’organisation générale de la DAE
 
Pour la première et unique fois dans son histoire militaire, la France a mis en place hors de son territoire national une défense aérienne tout à fait exemplaire, tant par le volume que par la nature et la complémentarité de ses forces.
 
Surveillance continue et conduite des moyens
 
Techniquement, la surveillance radar permanente de l’espace aérien est limitée à la partie sud du Tchad et à ses approches est et ouest ; elle est assuré par trois couples de radars Centaure-Sneri de l’armée de l’air française qui équipent chacun un CDC (Centre de détection et de Contrôle) : le premier est positionné à N’Djaména, le second plus au nord à Moussoro et le troisième à Abéché. Il n’y a pas de mise en commun de leurs détections respectives. Co-localisée avec chaque CDC, une cellule de contrôle tactique (Cetac) est en charge de la coordination des moyens d’intervention aériens et antiaériens.
 
Les armes de la France
 
La capacité d’interception de la DAE a évolué progressivement fin 86-début 87(cf. annexe 8 : Bilan de situation antiaérienne). Elle repose désormais sur la gamme complète des moyens de D.A. français : elle comprend d’une part des Mirage F1-C en alerte au sol ou en l’air, qui peuvent être ravitaillés en vol et, d’autre part, de moyens sol-air qui sont :
. Pour la protection antiaérienne de la capitale N’Djaména, un CDC-Cetac, une batterie de tir sol-air à moyenne portée Hawk, une section de missiles sol-air à courte portée Crotale et une section de canons de 20 mm à très courte portée (plus un canon de 40 mm tchadien),
. Pour la protection d’Abéché : un CDC-Cetac et une section Crotale,
. Pour le site de Moussoro : un CDC-Cetac et des SATCP (systèmes d’arme sol-air à très courte portée) Stinger.
 
Il existe aussi des Stinger assurant une fonction d’autodéfense à Faya-Largeau, comme on le verra plus tard.
 
La nature, le rôle de ces moyens air-air et sol-air et leurs principales caractéristiques techniques et opérationnelles sont sommairement rappelés dans les annexes suivantes :
N° 9 : le Mirage F1-C,
N° 10 : le couple CDC/CETAC et ses radars,
N° 11 : le Hawk,
N° 12 : le Crotale,
N° 13 : le Bitube de 20 mm,
N° 14 : le Stinger.
 
Le cas particulier de N’Djaména
 
Un volume d’artillerie a été institué à N’Djaména ; prenant en compte des capacités d’interception les plus élevées de la défense antiaérienne locale (ce sont celles du Hawk), il est constitué d’un cylindre centré sur l’aérodrome, de 20 nautiques (35 kilomètres) de rayon et de 50.000 pieds (18.000 mètres) de hauteur, moins la partie qui empiète sur le territoire des pays voisins : la ville de N’Djaména est bâtie sur la rive Est du Chari qui sert à cet endroit là de frontière avec le Cameroun et le Nigéria est tout proche.
 
Les responsabilités
 
La DAE dispose donc de moyens de surveillance, d’identification et d’interception. Ils sont coiffés par un responsable de l’armée de l’air usuellement appelé « HADA » (Haute Autorité de Défense Aérienne). C’est le lieutenant-colonel (LCL) André Dufour, précédemment chef du CDC de Contrexéville, qui assure cette fonction depuis avril 1987. Il ne dispose d’aucun adjoint ; son autorité s’exerce en temps réel et en permanence sur l’ensemble de la défense sol-air et, au coup par coup, sur les aéronefs qui sont mis à la disposition de la DAE.
A N’Djaména la HADA doit être à même d’intervenir personnellement dès qu’une complication se présente. C’est ce qui lui impose d’être en écoute radio permanente et d’être à même de rejoindre au plus vite la Cetac.
 
Le LCL Dufour est également Adjoint « Défense Aérienne » du chef de l’état-major interarmées de l’opération Epervier. Il est aussi chargé à titre personnel d’une mission (discrète) de conduite de la remise en état voire de la récupération d’un SA-13, système d’arme sol-air très moderne d’origine soviétique (cf. annexe 7 : le SA-13) ; ce matériel fait partie des très nombreux équipements capturés par les FANT et qui sont stockés à Faya (dont 3 blindés antiaériens SA-13 et 9 postes de tir sol-air à très courte portée SA-7) et à Kalaït (où 300 tonnes de matériels divers sont délaissées en plein soleil, « trésor de guerre » du lieutenant tchadien Alla Fusa).
 
Chaque ensemble CDC-Cetac est dirigé en temps réel par un officier de l’armée de l’air qui possède la qualification de « maître-contrôleur » et qui dispose d’une délégation donnée par la HADA lui permettant de régler les problèmes courants.
Celle-ci n’intervient que si le cas qui se présente n’est pas prévu ou si un traitement différent de celui qui est prévu doit être appliqué. En revanche, elle doit être tenue informée en temps réel de tout événement important (tel que la classification d’un aéronef comme Suspect ou Hostile) et des mesures prises.
 
24) Les mesures de sureté aérienne
 
Elles émanent d’un Ordre d’opération français (référencé 3129/DEF/EMA/EMP.3/CD et daté du 16/2/1986) dont les prescriptions ont été reprises localement par la Consigne d’opération n°6 intitulée « Exécution de la mission de D.A. ». Y figurent des mesures générales de sûreté assez classiques qui définissent clairement l’identification et la classification des aéronefs (ami, présumé ami, inconnu, suspect, hostile) et qui codifient les conduites à tenir en fonction de la classification. Toutes les indications ci-après placées entre guillemets en sont extraites.
 
Les mesures d’identification et de classification des aéronefs
 
 « Un aéronef est identifié lorsque l’observation visuelle a permis de vérifier que son type, son immatriculation et son appartenance sont conformes aux informations obtenues à partir du plan de vol ou du préavis de mission et/ou du contact radio ».
 
« La classification résulte de l’identification ou du comportement de l’aéronef ».
 
C’est à ces fins qu’ont été - selon l’usage - établies les mesures et définitions suivantes, détaillées en annexe (cf. annexe 15 : Mesures de classification) :
. Une liste précise d’aéronefs militaires de combat libyens classés Hostiles,
. Une liste de sept Actes hostiles précisément décrits,
. La caractérisation comme Suspect de certains aéronefs militaires libyens,
. Une liste de quatre Actes suspects précisément décrits,
. « Est classé Présumé Ami tout aéronef pour lequel la concordance est établie entre son plot radar et les informations obtenues par son plan de vol, son préavis de vol et/ou par le contact radio »,
. « Sont classés Amis les aéronefs identifiés autres que ceux qui sont Hostiles ou Suspects et les aéronefs Présumés Amis qui obéissent aux procédures prévues pour la pénétration et le cheminement dans les zones créées pour la protection des installations et forces nationales et amies »,
. « Sont classés Inconnus tous les aéronefs n’ayant pu être classés dans l’une des catégories précédentes ». Ils font alors l’objet d’une mesure active d’identification par moyen aérien. »
 
A l’appui de ces prescriptions sont également indiquées quelles sont les autorités (chef contrôleur, pilote, officier de tir de système d’arme, chef de pièce) qui sont chargées de la classification (cf. annexe 16 : Autorités de classification).
 
A N’Djaména, au titre du contrôle local d’aérodrome, sont naturellement exercées à la Tour les tâches d’Approche (guidage des avions en percée et finale) et de Vigie. Le contrôleur Vigie participe lui aussi à l’identification.
 
Les règles de circulation aérienne dans l’espace aérien tchadien
 
Les aéronefs civils et étatiques autres que tchadiens et français sont tenus de respecter les procédures de Circulation Aérienne Générale (CAG) et de tenir compte de l’existence de zones interdites (elles ont été diffusées par le NOTAM 05/A/86 du 27/2/86).
 
Les aéronefs d’Etat tchadiens et français peuvent effectuer des vols soit en CAG, sous réserve de se conformer à des dispositions particulières aux fins d’identification (cf. annexe 15), soit en Circulation Opérationnelle Militaire (COM) sous le contrôle d’un des CDC, soit sous la responsabilité totale des pilotes d’aéronefs (navigation à vue, dite de type Victor).
 
Les conduites à tenir
 
Les conduites à tenir selon les différentes situations ont été également énoncées (cf. annexe 17 : Conduites à tenir): elles indiquent notamment dans quels cas le détournement, l’arraisonnement ou la destruction d’un aéronef doivent être effectués.
 
 « Pour optimiser l’efficacité du dispositif de défense, l’exécution des mesures et opérations de sûreté et l’engagement des moyens sol-air doivent intervenir automatiquement et systématiquement, à l’initiative, selon le cas, des pilotes, du chef contrôleur et chef Cetac, de l’officier de liaison Hawk, des officiers de tir et chefs de pièce ».
 
En pratique, des consignes « réflexes » précises ont été progressivement établies par les HADA successives à l’intention des chefs contrôleurs qui dirigent les CDC-Cetac. Ce sont eux qui déclenchent les mesures actives de sécurité aérienne, qui décident du décollage éventuel de la P.O. (Patrouille Opérationnelle, composée de deux Mirages F1-C en alerte au sol) et qui coordonnent l’action des moyens de défense sol-air entre eux et avec la Chasse.
 
Points particuliers importants :
« Lorsqu’un raid classé Hostile se dirige vers le volume d’action d’une unité de défense sol-air, le chef-contrôleur alloue l’objectif au système d’arme ayant la plus grande probabilité de réussite, dans les délais les plus brefs ».
« Lorsqu’un chasseur est en poursuite sur un hostile, il ne pénètre en aucun cas dans un volume d’artillerie sans en avoir reçu l’autorisation du contrôle. Si l’autorisation ne lui est pas donnée (ordre de « skip it » ou absence de liaisons radio avec le contrôle), il dégage franchement pour s’éloigner rapidement de l’hostile sans entrer dans le volume d’artillerie et reste en attente pour pouvoir intervenir immédiatement en cas d’échec du tir sol-air ».
 
Les situations d’alerte
 
Trois niveaux d’alerte ont été définis, correspondant à  trois situations :
. « Normale : situation permanente en l’absence d’indice,
. Rouge : situation exceptionnelle destinée à faire face à une attaque imminente,
. Noire : situation de contre-surprise, décrétée soit après une opération soit en cas d’attaque des bases françaises ».
 
Les positions d’alerte des différents moyens sont ajustées aux niveaux d’alerte, au jour et à la nuit. Elles précisent :
-         Pour les Mirages F1-C le nombre d’appareils en alerte et leur délai de réaction,
-         Pour les unités sol-air le nombre de missiles qui doivent être prêts au tir. Le niveau d’alerte permet ainsi d’adapter graduellement les moyens de détection et de tir aux menaces connues ou supposées, sachant que le niveau d’alerte Noire ne peut être tenu indéfiniment.
 
A titre d’exemples, on trouve : 
. En alerte Normale de jour : 2 Mirages F1-C en alerte à 5 minutes, 2 en alerte à 15 minutes,
. En alerte Noire de nuit (18 heures à 06 heures locales): 2 Mirages F1-C en vol, 4 en alerte à 5 minutes,
. En alerte Rouge : la batterie Hawk à 12 missiles prêts au tir et 6 missiles à 15 minutes, l’unité Crotale à 8 missiles prêts au tir (2 UT) et 4 missiles à 5 minutes, les 6 Bitubes en action réflexe,
. En alerte Noire : la batterie Hawk à 18 missiles prêts au tir, l’unité Crotale à 12 missiles prêts au tir, les 6 Bitubes en action réflexe.
 
A l’exception des armes à très courte portée (Bitubes et Stinger) qui tirent à vue et qui ne sont servies que du lever au coucher du soleil, tous les autres postes des intervenants de la DAE sont tenus en permanence (H 24), le nombre d’équipes qui se relèvent variant avec les fonctions tenues; leurs actions de contrôle et/ou de surveillance s’exercent donc sans interruption et seul le nombre de moyens de tir assujettis à être prêts instantanément varie selon le niveau d’alerte.
 
Pour leur part, en cas de menace d’attaque, tous les personnels au sol - qui vaquent à leurs occupations ou qui sont au repos - sont alertés par des coups de sirène. Des affiches apposées un peu partout en rappellent la signification (cf. annexe 18 : Affiche d’alerte par la sirène).
 
 
 
-o-O-o-


 

 
 
Deuxième partie
 
 
« Les Trois Glorieuses »
 
 
En septembre 1987, la réalité de l’intervention libyenne au Tchad se manifesta notamment par trois actes de guerre aérienne. Deux d’entre eux se produisirent le 7 septembre et concernèrent directement le dispositif Epervier : il s’agit des deux attaques qui furent prononcées ce matin là, l’une contre N’Djaména et l’autre contre Abéché. Le troisième fut celui du double bombardement de Faya-Largeau, effectué le 10 septembre après-midi.
 
N’Djaména était naturellement la cible essentielle et prioritaire de toute réaction libyenne d’importance stratégique. Pour sa part, la base d’Abéché montait progressivement en puissance : elle était à la veille d’un saut qualitatif majeur que les stratèges libyens ne pouvaient négliger. Faya se trouvait hors zone de responsabilité de la DAE mais tenait une place centrale dans la reprise du contrôle par les Tchadiens du Nord du pays : toute mesure propre à restaurer son rôle politique et à durcir sa résistance ne pouvait que déplaire à la Libye.
 
Au fil des chapitres 3, 4 et 5 consacrés respectivement au « Coup d’éclat de N’Djaména », à « L’insuccès de l’attaque aérienne d’Abéché » puis au « Drame de Faya », la deuxième partie vise à en faire mieux connaître les réalités et à mettre en évidence le rôle déterminant que jouèrent les défenseurs antiaériens dans ces « Trois Glorieuses » de la défense antiaérienne française.


 

Chapitre 3
 
Le coup d’éclat de N’Djaména
 
 
Début septembre 1987, le dispositif Epervier est une nouvelle fois en alerte Noire : la probabilité d’une riposte libyenne est très élevée, suite au raid tchadien particulièrement réussi contre Maaten-es-Sara.
Pour redorer leur blason, il est indispensable que les Libyens créent une situation ayant un fort retentissement médiatique et une haute portée stratégique ; il leur faut pour cela s’en prendre à des sites tchadiens de la plus haute importance (qui se trouvent être défendus directement par des Français) et ce ne peut être que l’aviation stratégique libyenne qui mène ces attaques.
Dans ce but, contournant le territoire tchadien pour échapper le plus longtemps possible à la vigilance française, deux bombardiers Tupolev-22 libyens vont se présenter au matin du 7 septembre, l’un arrivant par l’ouest contre N’Djaména, l’autre venant un peu plus tard par l’est contre Abéché.
C’est l’interception réussie par la DAE de l’attaque aérienne de N’Djaména qui fait l’objet du présent chapitre.
 
 
31) L’organisation de la défense
 
Depuis les débuts de l’opération Epervier, N’Djaména bénéficie d’une protection antiaérienne française permanente: elle repose sur la batterie sol-air à moyenne portée Hawk de l’Armée de terre et, fournis par l’Armée de l’air, sur une unité de missiles sol-air à courte portée Crotale et, de jour, sur des bitubes de 20 mm.
Ces systèmes d’arme, ainsi que le CDC-Cetac qui les coordonne et ses radars (Centaure, Sneri et leurre AN/TPS) sont déployés à proximité de la piste aérienne (cf. annexe 19 : Le déploiement à N’Djaména.)
 
Les moyens en alerte
 
Le 7 septembre, depuis 6 heures du matin, à la Cetac, c’est le lieutenant (Air) Duhayon qui occupe le poste de chef contrôleur ; il succède au LCL Dufour qui a tenu lui-même cette fonction de 3 heures à 6 heures, afin d’alléger la tâche des deux seuls autres chefs contrôleurs titulaires. Il est assisté par le sergent-chef (Air) Bouvier. Le sous-lieutenant artilleur sol-air Orlandi est à leurs côtés, assurant la liaison avec la batterie Hawk.
Le CDC-Cetac dispose directement de la situation radar fournie par le Centaure et le Sneri, des moyens radios et IFF appropriés, des commandes d’activation/désactivation de la balise Tacan et du radar-leurre AN/TPS (un radar de veille à longue portée prêté par l’armée de terre, d’un modèle ancien, utilisé ici pour attirer d’éventuels missiles antiradars adverses) et des informations verbales de surveillance et d’identification provenant du Hawk et du Crotale.
 
Fait relativement rare, deux patrouilles de chacune deux avions Mirage F1-C - indicatifs respectifs des patrouilles : Condor Whisky (pilotés par les lieutenants Delannoy et Brill) et Condor X-Ray - ont décollé vers 5 heures locales ; leur mise en alerte en vol, décidée dès le 6 au soir, est vraisemblablement la conséquence de renseignements particuliers, provenant d’une source secrète, dont disposait le COMELEF. Elles évoluent chacune sur un « hippodrome » situé à moins d’une centaine de kilomètres de N’Djaména, la première au nord de l’agglomération, la seconde au sud-est ; ces deux patrouilles bénéficient des services d’un ravitailleur C-135F. Un Breguet Atlantic est également en l’air, assurant sa fonction de renseignement électronique.
 
Sur le site Hawk, la batterie de tir est en position d’alerte Action, au niveau d’alerte Noire : elle surveille le ciel avec ses deux radars de veille PAR et CWAR, elle est prête à interroger avec son IFF tout aéronef se présentant et à faire éventuellement feu avec ses deux pelotons de tir. Dans son centre de contrôle, l’équipe de tir (provenant du 403° R.A.) comprend le lieutenant Aznar, officier de tir, trois sous-officiers : l’adjudant Tédesco, adjoint à l’officier de tir, les maréchaux des logis sous-contrat Haen et Puntel, opérateurs des consoles de tir Bravo et Alpha, et un militaire du rang engagé : le brigadier-chef Laville, opérateur du radar de surveillance à basse altitude.
 
L’unité de tir Crotale et les bitubes de 20 mm sont également en alerte Noire.
 
Les conditions d’exécution
 
A N’Djaména, les consignes à appliquer ont été rappelées et précisées une nouvelle fois la veille, comme chaque jour, tant par le LCL Dufour pour les commandants d’unité sol-air que par le chef d’escadron Arnaud, chef du Détachement Hawk, pour ses propres hommes.
 
A la Cetac, dans le cadre normal des mesures en vigueur, le chef contrôleur possède la délégation qui lui permet de traiter les différentes situations, en s’appuyant sur des fiches de consignes « réflexes » : il importe naturellement de pouvoir discriminer sans équivoque les aéronefs amis des autres et de réagir le mieux possible.
 
Le processus à appliquer systématiquement et par la seule Cetac à l’égard de tout arrivant non-connu est de chercher à le classifier en opérant comme suit : tenter de le contacter par radio UHF et VHF sur les fréquences de Garde (243MHz et 121,5 MHz), l’interroger avec l’IFF selon différents modes et, si besoin est, le faire reconnaître à vue par la Chasse, le faire prendre en charge par les armes sol-air dès son entrée dans leurs volumes de tir, éventuellement lui faire rebrousser chemin ou l’obliger par la Chasse à se poser ou, si nécessaire, le faire détruire par le moyen le plus approprié à la situation.
 
La consigne de tir permanente donnée à tous les moyens sol-air est voisine du « Tir prescrit ». Ils ne peuvent engager et détruire quelque objectif que ce soit que si (et seulement si) celui-ci leur est désigné par la Cetac et s’ils reçoivent d’elle l’ordre de tir correspondant.
 
 
32) L’interception d’un aéronef hostile
 
Les sources d’information
 
L’analyse qui va être présentée ici découle directement de trois comptes-rendus officiels : ceux du lieutenant Duhayon, du lieutenant Aznar et des lieutenants Delannoy et Brill, pilotes des Mirages F1 Condor Whisky (cf. annexes 20, 21 et 22. Ces documents ont été transmis par le Commandement de l’opération Epervier à l’Etat-major français des armées.
 
A l’examen attentif de ces pièces, on peut considérer qu’elles sont assez sommaires et s’interroger objectivement sur les raisons de l’absence d’indications précises qu’il eut été normal d’y trouver, notamment sur les délais des différentes réactions de la Cetac, sur le comportement des Chasseurs, sur l’attitude du Breguet Atlantic, sur le rôle du Crotale, etc.
 
Cependant, par souci de fidélité, refusant de se faire l’écho d’hypothèses hasardeuses, d’affirmations médiatiques erronées (cf. annexe 23: Une presse mal informée) et de déclarations désormais invérifiables, la chronologie indicative et les faits rapportés ci-dessous sont strictement conformes aux indications données par les témoignages de ces participants; elles émanent des seuls écrits officiellement fournis.
 
Le déroulement de l’interception
 

To
(6h55 locales)
Le radar Centaure effectue sa première détection d’une piste située au nord-ouest de N’Djaména, au gisement 305, à une distance de 55 nautiques (1 mile nautique égale 1.852 mètres) ; elle semble se diriger à grande vitesse au cap 130 en direction générale de la capitale. Altitude indéterminée. Pas de réponse aux interrogations IFF. L’arrivant est classé « Inconnu » par la Cetac.
Peu après, la batterie Hawk observe une détection erratique avec son radar PAR dans le 270, à environ 50 nautiques. Pas de réponse à ses interrogations IFF en modes 1 et 3.
 
To + 2’30
La Cetac rameute les deux Mirages Condor Whisky qui se trouvent alors à 45 nautiques au nord de N’Djaména à la vitesse de Mach 0,98 et leur prescrit d’engager l’interception d’une cible située pour eux au cap 210 et distante d’environ 31 nautiques (donc évoluant au dessus du Nigéria).
Les Condor Whisky accélèrent vraisemblablement (le largage d‘un bidon à carburant, par le seul leader de la patrouille, n’est mentionné que dans le compte-rendu du chef contrôleur de la Cetac), virent au cap 180, le leader volant à 24.000 pieds (1.000 pieds équivalent à 300 mètres), l’ailier à 19.000. Ils observent sur leurs indicateurs radars deux contacts au cap 215, distants d’environ 28 nautiques, l’un avec une altitude de 18.000 pieds, l’autre à 12.000 pieds.
 
To + 2’45
Détection correcte d’un objectif par le radar PAR du Hawk, à une distance d’environ 30 nautiques. Ordre de le poursuivre est donné au Hawk par la Cetac.
Accrochage très facile de la cible par les deux radars illuminateurs du Hawk fonctionnant en traitement automatique des données (mode ADP), puis le peloton Bravo passe sur ordre de l’officier de tir en mode standard de poursuite (mode HPI),le peloton Alpha restant en mode ADP. Paramètres du raid annoncés : signal fort, distance 28 nautiques, altitude 4.000 mètres, vitesse 540 nœuds (1.000 km/h), force du raid = 1.
 
To + 3’
Les Condor Whisky confirment une présentation d’arrivant(s) au cap 130.
 
To + 3’15
La Cetac informe des événements l’officier de permanence opérationnelle (OPO) pour qu’il rende compte au COMELEF, prévient le PC Protection d’un risque d’attaque imminente et fait diffuser l’alerte générale au sol par la sirène.
 
To + 3’45
Le chef contrôleur fait activer le radar-leurre AN/TPS, couper l’émission du radar Centaure et de la balise Tacan et poursuit sans succès ses appels radio destinés à l’arrivant.
 
To + 4’
La batterie Hawk rend compte que l’objectif est arrivé à portée de tir et qu’il perd de l’altitude.
 
To + 4’15
Le chef contrôleur classe l’objectif « Hostile », rend compte à l’OPO de la prochaine ouverture du feu pour qu’il en prévienne le COMELEF, puis donne l’ordre aux Condor Whisky de rompre la poursuite.
Au reçu de l’ordre « Dégagez, on va tirer !», les Condor Whisky font immédiatement demi-tour, le leader par la droite, l’ailier par la gauche. Ils sont alors à 15 nautiques de N’Djaména et ont toujours 2 plots radars situés pour eux à une distance de 8 nautiques et à une altitude de 4.000 pieds.
 
To + 5’
Le chef contrôleur fait éteindre le radar-leurre et réactiver le Centaure.
Dès qu’il estime que l’agresseur a franchi la frontière tchadienne, il donne au Hawk l’ordre d’interception.
L’officier de liaison du Hawk transmet cet ordre à la batterie. L’objectif est alors distant de 8 nautiques du Hawk.
 
To + 5’20
Dans le centre de contrôle de la batterie Hawk, au reçu de l’ordre, le lieutenant Aznar donne immédiatement au peloton Bravo l’ordre de tirer. L’opérateur de Bravo (maréchal des logis Haen) exécute mais, à l’affichage, l’absence de diminution du nombre de missiles sur rampe indique qu’un incident technique s’est produit sur l’affût n° 4 désigné automatiquement pour le tir et qu’aucun missile n’a été mis à feu.
Le lieutenant Aznar commande le feu à l’autre peloton qui tire (en mode ADP); un missile de l’affût n° 1 part aussitôt. Le maréchal des logis Puntel, opérateur de tir du peloton Alpha constate le départ de ce missile, écoute la décroissance du signal Doppler (significative de l’atteinte de l’objectif) et rend compte sans délai du « Kill ». L’attaquant était arrivé à une distance de l’ordre de 3 à 4 nautiques de la batterie.
 
To + 5’30
Au reçu du compte-rendu d’incident de tir venant du Hawk, le chef contrôleur donne à la patrouille de Mirages Condor X-Ray (qui était en attente à l’est de N’Djaména, ainsi que le Ravitailleur) de prendre le cap 300 pour un engagement éventuel.
 
To + 5’45
Le chef contrôleur a reçu du Hawk le compte-rendu de destruction, puis de la patrouille de Mirages Condor Whisky l’annonce d’un nouveau contact radar distant de 16 nautiques. Il donne à celle-ci l’ordre de le poursuivre et de l’engager mais ce contact radar est perdu peu après alors qu’il semblait distant de 6 nautiques des Mirages.
 

Le résultat immédiat n’est-il pas satisfaisant ? L’attaque vient d’échouer, la ville de N’Djaména et les installations françaises ont été préservées, il n’y a à déplorer aucune victime amie.
Et, pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale, la défense aérienne française vient d’abattre un aéronef hostile, et - qui plus est - à l’aide d’un missile. A vrai dire, les acteurs de l’interception ne savent pas encore sur quoi ils ont tiré…
 
L’agresseur
 
En raison de son altitude finale (environ 1.000 mètres) et de la couverture nuageuse locale, l’appareil ennemi n’est vu, par les rares témoins oculaires et par la caméra de télévision du Crotale, que lors de sa percée c'est-à-dire peu de temps avant son interception.
 
L’avion est atteint à hauteur des réacteurs et détruit par le missile Hawk alors qu’il arrivait à proximité immédiate de la capitale tchadienne. Il avait ses soutes ouvertes : les quatre bombes de 1.500 kg qu’il emportait sont éjectées sans avoir été armées et n’explosent pas en touchant le sol. L’aéronef se brise d’abord en trois, puis ses diverses parties enflammées se dispersent et s’écrasent à quelques centaines de mètres du Camp Dubut, sans causer de victimes au sol ni de dégâts matériels notables.
 
Malgré le pillage des morceaux d’épave sur lesquels se rue la population, l’attaquant est sans difficulté identifié comme ayant été un Tupolev-22 (Tu-22, code Otan : Blinder), biréacteur de fabrication soviétique dont la provenance libyenne n’est évidemment pas contestable. C’est un appareil imposant, tant par ses dimensions que par ses capacités d’emport (cf. annexe 24 : Le Tupolev-22).
 
Les trois membres de l’équipage, qui pourraient avoir été des mercenaires venus d’Europe de l’Est (des Bulgares ?) périssent carbonisés (cf. annexe 25 : Les restes du Tu-22).
 
 
33)                Analyse du succès
 
Cette réussite incontestable de la DAE n’a pas de précédent. Elle résulte de la convergence de multiples facteurs positifs qui ont permis de surmonter les difficultés réelles qui l’ont accompagné.
 
a)   Aspects tactiques et techniques de la réussite
 
La simplicité de la situation aérienne du moment doit être reconnue : se présentant dans un environnement aérien clair, constituant contre N’Djaména une menace unique, l’assaillant a été détecté à bonne distance, donnant ainsi aux défenseurs un (tout petit) peu de temps pour analyser correctement la situation et prendre les décisions adéquates. Les critères de classification dont disposait la Cetac étaient idoines, les consignes données étaient simples et appropriées.
 
La défense a bénéficié d’un rassemblement exceptionnel de moyens lui conférant redondance, complémentarité et diversité : duplication des senseurs de surveillance radar à longue portée et des IFF (Centaure, Hawk), multiplicité des possibilités de tir (Mirages F1, Hawk, Crotale, Bitubes), complémentarité des systèmes d’arme (aéronefs et armes sol-air à moyenne, courte et très courte portées) tant en distance qu’en altitude, variété des procédés techniques d’acquisition des cibles (radars à impulsions, radars à onde entretenue du Hawk, télévision à bas niveau de lumière du Crotale, vue directe des bitubes), excellente résistance aux contre-mesures électroniques du Centaure et du Hawk, efficacité létale unitaire du missile Hawk.
 
b)   La qualité du facteur humain
 
Il convient d’abord d’observer que tous les intervenants français étaient de jeunes hommes, aux grades modestes et qui se trouvaient placés pour la première fois face à la réalité du combat.Pourtant, leur professionnalisme a joué pleinement : le chef contrôleur a su apprécier correctement la menace, rameuter puis exclure de l’action les Chasseurs et a décidé de faire tirer le Hawk ; les pilotes des Mirage F1 ont dégagé sans broncher et libéré ainsi le volume de tir ; l’officier de liaison sol-air a transmis valablement les ordres et comptes-rendus ; l’officier de tir du Hawk a engagé spontanément la cible avec ses deux pelotons de tir et a su réagir opportunément; les autres opérateurs du Hawk se sont très bien acquittés de leurs tâches.
 
D’autre part, la cohésion des membres des deux armées qui opéraient au sein de la chaîne de veille et de tir de la DAE et la confiance mutuelle dans leurs compétences respectives sont à citer en exemple; ce sont elles qui ont conduit chacun à jouer son rôle efficacement et sans hésiter. Plus généralement, le volontariat et l’esprit « de corps » qui existait au sein d’Epervier permettaient aux responsables de l’opération, et dans ce cas au chef de la D.A., de disposer de personnels motivés, toujours soucieux d’obtenir le meilleur résultat dans la tenue sans faille d’une alerte contraignante, routinière, épuisante.
 
De plus, en particulier à N’Djaména, la réalité de la répétition quotidienne de la préparation opérationnelle et de la mise en condition morale du personnel qui étaient effectuées par les responsables des unités de détection et de tir, à tous les niveaux de la chaîne de défense aérienne, permet de certifier que tout y était fait pour que tous les acteurs soient chaque jour totalement sensibilisés à leur mission et à ses conditions particulières d’exécution.
 
On pourrait donc penser que, grâce à tout cela, l’interception s’est passée pour le mieux.
 
c)   Les problèmes rencontrés
 
Il faut cependant remarquer que le Tu-22 a été atteint « in extremis », que la certitude d’avoir abattu un appareil ennemi n’a été obtenue qu’à posteriori, par l’examen des débris, et surtout que la brièveté de la séquence totale d’interception (moins de six minutes) et les difficultés auxquelles ont dû faire face les défenseurs auraient pu conduire à un tout autre résultat.
 
Les dilemmes du chef contrôleur
 
Pressé par le rapprochement rapide de l’avion, seul responsable à cet instant de la conduite à faire tenir par l’ensemble de la DAE, le chef contrôleur a été l’acteur central de l’interception ; il lui a fallu, en très peu de temps, effectuer une analyse exacte de la situation, prendre seul une série de décisions non-évidentes et faire des choix irréversibles. Ce jeune lieutenant aviateur s’est trouvé confronté à une problématique aux multiples aspects :
 
Evaluer correctement la menace, ce qui a consisté à :
. Apprécier progressivement l’hostilité de l’arrivant (passer d’inconnu à suspect, décider enfin que l’aéronef est un adversaire) en se fondant sur sa dynamique, son comportement vis à vis de mesures contraignantes de circulation aérienne, ses non-réponses aux appels radio et aux interrogations IFF, et rameuter la Chasse pour tenter son identification visuelle (et son interception éventuelle),
. Déterminer sa dangerosité : la taille de l’écho radar (Centaure et PAR) puis la force du signal électronique du radar HPIR du Hawk indiquent que c’est un « gros poisson » : ce pourrait être un bombardier lourd et il existe aussi de sa part une possibilité de tir de missile antiradar (d’où la décision du chef contrôleur de couper l’émission de son Centaure, de la balise Tacan et d’activer simultanément le radar-leurre AN/TPS, se privant ainsi temporairement de toute information radar directe),
. Estimer quelle est la cible de l’attaque aérienne afin d’une part de diffuser une alerte pertinente (le cap de l’arrivant passe par la Capitale tchadienne) et d‘autre part de réactiver le radar Centaure.
 
Décider de et faire détruire l’assaillant :
. Apprécier quelles armes sont en mesure en mesure d’intercepter à temps (le Hawk est prêt à le faire),
. Choisir qui faire tirer (ce sera le Hawk - choix sans doute déchirant pour un aviateur - car ceci conduit à écarter les Mirages F1 de la phase finale),
. Faire dégager les chasseurs pour libérer le volume de tir,
. Tenir compte de la proximité des frontières avec les pays voisins et attendre pour autoriser le tir que celui-ci soit « légalement » possible, c'est-à-dire dès que l’assaillant pénètrera au dessus du territoire tchadien,
. Donner immédiatement l’ordre de tir,
. Attendre patiemment les comptes-rendus de tir et de destruction,
. Être prêt à réagir si cette tentative d’interception échoue.
 
Comme on le voit, pendant ces quelques minutes, la situation était délicate, les risques de mauvaises appréciations et de décisions inadéquates étaient élevés. Le chef contrôleur ne s’en est pas si mal sorti…
 
Le brouillage des radars des Mirages F1
 
Les deux pilotes des Mirages Condor Whisky se sont sans doute efforcés de rallier à temps l’objectif mais n’y sont pas parvenus, rendant impossible toute identification à vue. De plus - selon leurs propres assertions - ils ont constaté un brouillage (de confusion) émis par le Tu-22 contre leur radar Super-Cyclope (deux plots observés dont au moins un fictif), ce qui leur aurait probablement rendu difficile le tir d’un missile d’interception air-air Super 530. Il ne restait donc plus que les systèmes d’armes sol-air pour stopper l’agresseur.
 
L’incident de tir du Hawk
 
La participation de la batterie Hawk s’est déroulée sans encombre jusqu’à l’ouverture du feu par un premier peloton de tir mais l’affût de lancement sélectionné automatiquement pour tirer n’a pas rallié convenablement la direction qui lui était fixée, entraînant ainsi une non-mise à feu de missile. Fort heureusement, la réaction de l’officier de tir fut instantanée et appropriée : il fit tirer l’autre peloton (qui était lui aussi en poursuite sur l’objectif) qui y parvint aussitôt et dont le seul missile tiré abattit le Tu-22.
Cet incident fâcheux trouve son explication technique dans la non-exécution régulière de la vérification et du réglage des affûts de lancement. Cette situation matérielle - techniquement anormale - a résulté de l’impossibilité tactique (en période d’alerte maximum) de rompre la disponibilité opérationnelle immédiate pour exécuter des opérations de maintien en condition pourtant prescrites par les manuels techniques.
Ce fut la conséquence d’un choix de Commandement sans doute légitime mais dont les résultats auraient pu être désastreux.
 
Les limites de l’action du Crotale
 
En raison de la météo défavorable, l’unité d’acquisition du Crotale n’a vu et reconnu l’objectif avec sa caméra de télévision que lors de sa percée, privant ainsi la Cetac d’une information d’identification à vue qui lui aurait été précieuse.
Il est raisonnable d’estimer que le Crotale aurait été en mesure de tirer, au cas où le Hawk n’aurait pas eu le succès escompté; mais, en raison de la chronologie de l’attaque et des divers délais de réaction, il est fort probable que ce tir éventuel n’aurait pu atteindre l’avion que beaucoup trop tard, les bombes ayant déjà été larguées par le Tu-22 avec l‘effet destructeur que l’on peut imaginer.
 
 
d)   Des interrogations persistantes
 
Pour diverses raisons, quelques sujets de polémique sont parfois soulevés, sans que ceux qui les évoquent possèdent suffisamment d’informations pour en parler en toute connaissance de cause. Il n’est donc pas vain d’apporter ici quelques éclaircissements.
 
L’attaque de N’Djaména était-elle attendue ?
 
Sans pour autant trahir de secrets, on peut affirmer que - comme il se doit en opérations - le commandement des forces françaises au Tchad bénéficiait de renseignements extérieurs d’origine humaine et technique sur ce qui se passait sur le territoire libyen, concernant en particulier l’activité sur les aérodromes militaires. (Rôle essentiel du 13éme RDP ?)
 
Au plus haut niveau du commandement d’Epervier, ce type d’information était naturellement pris en compte, au coup par coup ; c’est ce qui conduisait - notamment pour la défense de N’Djaména - à décider de mesures particulières de précaution, sans qu‘il puisse être fait état des raisons qui les justifiaient afin de ne pas en compromettre la source.
 
C’est vraisemblablement ce qui se produisit le 6 septembre au soir et qui donna lieu, le 7 septembre à 4 heures Zoulou (5 heures locales), au décollage de N’Djaména des deux patrouilles Condor Whisky et Condor X-Ray : puisque la défense était déjà placée au niveau d’alerte Noire (le plus élevé), on ne pouvait guère faire mieux que de mettre en vol des patrouilles d’intercepteurs, leur ravitailleur et le Breguet Atlantic.
 
Selon un témoin digne de foi, des informations secrètes complémentaires auraient été fournies aux autorités d’Epervier en milieu de nuit, faisant état de la préparation puis du décollage de deux Tupolev-22 depuis une base libyenne (Tripoli ?) en direction du sud, leur(s) destination(s) précise(s) n’étant évidemment pas connue(s). Compte tenu de ce qui se passait alors dans le Nord du Tchad, nul ne pouvait prévoir à coup sûr quels étaient le ou leurs objectifs.
 
A N’Djaména les défenseurs antiaériens étaient naturellement sur leurs gardes (en alerte Noire) et on peut estimer qu’il n’aurait servi à rien (sinon être contre-productif) de les alerter a priori contre une très éventuelle menace. La suite montra que cette confiance dans leur vigilance et dans leur efficacité était pleinement justifiée puisque l’attaquant libyen contre la capitale fut normalement détecté puis détruit par le Hawk.
 
Y eut-il deux avions agresseurs contre N’Djaména ?
 
La présence d’un second assaillant contre N’Djaména est parfois mentionnée et fait même quelquefois l’objet d’affirmations tranchantes. De quels éléments objectifs dispose-t-on, si ce n’est le signalement que fait dans son compte-rendu le lieutenant Duhayon, chef contrôleur, d’un écho radar annoncé par la patrouille Condor Whisky (après l’interception du Tu-22) et qui a disparu peu après.
 
A défaut d’une preuve quelconque, il parait raisonnable d’écarter résolument une telle hypothèse, en s’appuyant sur les arguments qui suivent :
. Il n’est fait aucune mention par le chef de la Cetac et par l’officier de tir du Hawk d’une quelconque détection par leurs propres radars qui pourrait accréditer l’existence d’un second aéronef agresseur,
. La perte de l’écho radar par la Chasse peut s’expliquer soit techniquement par l’existence temporaire d’un faux écho, soit par une manœuvre évasive brutale de l’aéronef détecté qui cherche ainsi à échapper au faisceau étroit du radar qui le poursuivait,
. Le pilote du Breguet Atlantic a déclaré que, averti techniquement que son appareil était pris en poursuite par un radar de tir, il avait effectué un piqué vers le sol ; ceci explique que l’Atlantic ait été perdu de vue par le radar Centaure, causant l’inquiétude que l’on peut imaginer au sein du CDC-Cetac jusqu’au retour de l’avion au terrain de N’Djaména en volant à très basse altitude et tous feux allumés,
. La mesure de la force du raid effectuée par les radars HPIR du Hawk était la plus basse permise (=1) et le seul aéronef qui a été pris en poursuite par ces deux radars de tir est celui qui a été abattu.
 
Si donc c’est l’un des deux Tu-22 qui a décollé dans la nuit du 6 au 7 qui a pu attaquer N’Djaména vers 7 heures du matin, il n’est pas impossible que le second appareil soit celui qui attaqua Abéché vers 8h30 mais, pour de simples raisons de chronologie et d’autonomie de vol, il est exclu que ce dernier ait pu être un éventuel deuxième attaquant simultané de N’Djaména.
 
Enfin, si ces deux appareils sont bien ceux que les Français ont combattus à N’Djaména et à Abéché, il n’y pas de corrélation directe entre leur heure de décollage de deux Tu-22 qui fut annoncée par le Renseignement et celle de leurs présentations sur objectif : ils auraient donc fait escale quelque part avant de reprendre chacun sa progression en direction du Tchad. Où et comment ?
 
Quelles étaient les motivations des équipages de Tu-22 ?
 
Les deux agressions libyennes du 7 septembre au matin contre N’Djaména et Abéché ont vraisemblablement été décidées pour des raisons d’ordre supérieur et au plus haut niveau libyen car - fait rarissime - elles s’en sont prises directement à deux objectifs majeurs, protégés par les Français. En cas de réussite leur valeur symbolique aurait été exceptionnelle, rétablissant en quelque sorte l’équilibre après le désastre médiatisé de Maaten-es-Sara et ce au moment même où des négociations de paix tchado-libyennes s’officialisaient. Il était donc très important qu’elles se produisent.
 
Les deux sites attaqués étaient bien défendus et l’armée de l’air libyenne ne pouvait l’ignorer. En l’absence de possibilités de ravitaillement en vol, une escorte fournie par des chasseurs libyens ne pouvait accompagner les bombardiers à plus long rayon d’action. Les équipages des Tupolev savaient certainement qu’ils pouvaient être détectés à longue distance par les radars Centaure, puis qu’ils risquaient d’être interceptés par la chasse française et que, en finale, ils s’exposeraient aux tirs des systèmes d’arme sol-air. Pourquoi ont-ils accepté ces missions à fort risque : Pour de l’argent, s’ils étaient mercenaires ? Par esprit de sacrifice ? Par discipline ? Par volonté de revanche ?
 
Quoiqu’il en soit, outre à montrer un certain courage ou posséder une forte dose d’inconscience, ils durent prendre un maximum de précautions pour espérer se sortir indemnes de leur attaque. Et, dans le cas de N’Djaména, on peut raisonnablement imaginer quelle fut la tactique retenue :
. Il convenait d’abord de dissimuler au maximum ses intentions et pour cela appliquer un plan de vol (cf. annexe 26 : Le carnet de bord d’un membre de l’équipage du Tu-22) qui emprunte un couloir nord-sud répertorié de circulation aérienne, au dessus du Niger, s’orienter ensuite directement en direction de N’Djaména grâce à la balise d’Approche (le Tacan) en survolant le lac Tchad et pénétrer le plus tard possible au dessus du territoire tchadien.
. Pour des raisons de consommation de carburant et de dissimulation dans le trafic commercial, il n’était pas possible de circuler à basse altitude et à grande vitesse, donc on volerait plus haut ; on favoriserait ainsi la détection à longue distance par les radars de surveillance français mais on pouvait espérer tabler sur la surprise et sur les délais de réaction de la défense car il ne s’écoulerait vraisemblablement que quelques minutes entre la détection du Tu-22 par la défense de N’Djaména et le largage des bombes,
. Afin d’assurer son autodéfense, le Tupolev mettrait systématiquement en œuvre ses équipements de brouillage électronique pour perturber les radars des avions de la défense aérienne (Mirages F1) et ceux de la défense sol-air (Centaure, Hawk et Crotale),
. En larguant les bombes à une altitude suffisante, on échapperait aussi au tir des bitubes de 20 mm français,
. Au cours de l’approche finale comme après le bombardement, pour contrer d’éventuels missiles antiaériens, on larguerait des leurres infrarouges et on pourrait tirer au canon de queue.
 
L’action commença à se dérouler ainsi, à ceci près que :
. Le Tu-22 fut détecté assez loin (à une centaine de kilomètres) par le Centaure et par le radar PAR du Hawk puis fut suspecté assez tôt d’avoir des intentions belliqueuses, ce qui annula l’effet de surprise escompté,
. Ses contre-mesures électroniques furent inopérantes contre les différents radars de veille et contre les radars de tir du Hawk,
. L’extinction de la balise Tacan de N’Djaména et l’existence d’une couche nuageuse assez basse au dessus de la ville obligèrent l’assaillant à perdre de l’altitude pour pouvoir naviguer correctement et acquérir à vue son objectif,
. Le Tu-22 n’eut pas le temps de tirer contre le missile Hawk (contre lequel des leurres infrarouges auraient été de toute façon inopérants).
 
Malgré son adversité, la persévérance dans sa mission de l’équipage du Tupolev force en quelque sorte le respect. En effet, ne pouvant méconnaître qu’ils étaient certainement détectés par les radars de veille français et n’ayant aucune garantie sur l’efficacité de leurs propres brouilleurs contre les radars de tir, contraints pour se repérer à se rapprocher du sol et sachant qu’ils s’exposaient ainsi au tir des armes sol-air à courte et à très courte portées, les trois navigants du Tu-22 sont allés jusqu’au bout de leur mission et l’ont payé de leur vie.
 
Les Mirages F1 auraient-ils pu intercepter l’assaillant ?
 
A la suite du succès obtenu à N’Djaména, des ressentiments durables se sont développés en France chez certains personnels de l’armée de l’air. Ces réactions négatives ont trouvé leur source dans la frustration ressentie par des pilotes qui estimaient que toute victoire aérienne « devait » leur revenir, l’attribution du tir à la batterie Hawk étant considérée par eux comme la conséquence d’une analyse de situation non-pertinente.
 
Ce reproche était-il fondé ? Pour le savoir, un examen approfondi de ce qui s’est réellement passé mérite d’être effectué. Il convient pour cela d’examiner si la patrouille de Mirages Condor Whisky fut en mesure ou non d’intercepter l’agresseur et si elle aurait pu le faire à temps. A cette fin, les seuls éléments dont on dispose à ce jour sont le compte-rendu écrit et le graphique fournis par les pilotes eux-mêmes. Ces deux documents font apparaître plusieurs éléments déterminants.
 
La configuration de vol des Mirages (« 6+8+14F ») indique que, outre leur armement de bord (deux canons de 30 mm, 250 coups), chaque avion emportait deux missiles de combat air-air Magic, un missile d’interception Super 530 et un bidon de carburant ventral.
Or, entre leur premier contact radar avec le Tu-22 et la réception de l’ordre de rompre la poursuite, les Mirages ont effectué un trajet plus d’une fois et demie supérieur à celui du Tu-22. Ceci traduit donc un rapport de vitesse du même ordre entre celle Tu-22 (1.000 km/h, mesurés par les radars de tir du Hawk) et celle des Mirages qui, partant de Mach 0,98 (mentionné par les pilotes) auraient volé pendant le même temps à une vitesse moyenne de l’ordre de 1.600 km/h.
On sait que les F1 sont capables de vitesses très élevées, jusqu’à Mach 2,2 en configuration lisse ; pour atteindre une telle rapidité, les pilotes de F1 ont donc dû alléger très significativement leurs appareils et accélérer très fortement. Il n’en est fait aucune mention dans leur compte-rendu. Pourquoi ? Et qu’ont-ils réellement largué ?
 
Si tant est que la patrouille de Mirages F1 ait été en mesure de tirer un missile Super 530 (se rappeler le problème de double écho fourni par leur radar Cyrano IV), l’avion libyen s’est toujours trouvé - avant que soit donné aux F1 l’ordre de rompre la poursuite - en dehors du territoire tchadien. Il ne pouvait donc être question pendant cette période de les autoriser à ouvrir le feu sur cet appareil.
 
L’ordre de dégager a été donné aux pilotes de Mirage alors qu’ils avaient (déjà) pénétré dans le volume d’artillerie de N’Djaména et qu’ils se trouvaient, selon leur dire, « hors domaine Super 530 », donc dans l’impossibilité technique d’intercepter l’assaillant qui était alors distant de 8 miles nautiques.
Il ne restait plus au chef-contrôleur de la Cetac que la seule possibilité de leur commander d’abandonner la chasse (« Skip it ») et, conformément aux règles préétablies, de recourir « au système d’arme ayant la plus grande probabilité de réussite, dans les délais les plus brefs », donc au Hawk qui était prêt à faire feu. C’est ce que le chef contrôleur de l‘armée de l’air décida, avec le résultat que l’on sait. Comment peut-on honnêtement lui en vouloir?
 
 
34) Récompenses et amertumes
Malgré la tension immédiate des esprits qui en résulta, la défense ne baissa pas les bras pour autant car la mission continuait. Ce n’est que deux ans plus tard que la DAE qui s’était si bien défendue à N’Djaména y fut démontée en partie (la batterie Hawk regagna la France en novembre 1989).
 
S’était-on réjoui pour autant et au plus haut niveau français de cet exceptionnel fait d’arme ? Il n’en fut officiellement rien, et la résonance médiatique qui lui fut donnée - tant en France qu’au Tchad - fut des plus mesurées, la « raison d’Etat » et l’absence d’informations publiques valables en étant sans doute les causes premières. De plus, les quelques média qui rapportèrent l’événement le firent souvent de façon approximative, leurs informations provenant de sources mal renseignées et parfois mal intentionnées.
 
Des rancœurs tenaces allèrent même jusqu’à se développer dans l’Armée de l’air française ; pourtant le mérite premier incombait indubitablement à un aviateur ! Qui plus est, alors que dans l’Armée de terre on accorda de justes récompenses à tous les acteurs du succès (8 croix de la valeur militaire avec diverses citations furent attribuées aux membres de l’équipe de tir Hawk, à l’officier de liaison Hawk, à leur chef de Détachement et à leur commandant de batterie), celles-ci n’eurent pas leur équivalent dans l’Armée de l’air où il fut jugé préférable de laisser progressivement tomber dans l’oubli le coup d’éclat de N’Djaména, quitte à ce que cette victoire indéniable de la Défense Aérienne y soit perdue de vue. Ce ne fut pas le cas dans le Hawk où elle a été depuis régulièrement célébrée, à chaque date anniversaire.
 
Le temps passant et les préoccupations changeant, les enseignements d’ordre technique et opérationnel furent vite oubliés et on peut dire aujourd’hui qu’on ne tira pas - au moins à court terme - de leçon importante de la victoire antiaérienne de N’Djaména.
 
Au demeurant, saurait-on encore obtenir le même résultat ?
De nos jours, avec des armées françaises entièrement professionnalisées, on peut être assuré que la valeur des individus n’aura pas baissé. Mais les mesures drastiques d’économie qui ont été imposées à la Défense française, génératrices de disparitions de systèmes d’arme et de diminutions des effectifs, ne permettent plus de réaliser lors d’opérations extérieures, en densité comme en durée et avec les seuls moyens nationaux, une Défense Aérienne aussi complète, diversifiée, permanente et efficace que celle de N’Djaména en septembre 1987.
Serait-on capable, comme,au TCHAD, en 1987, de sauver des centaines de vies humaines militaires et de populations locales ??
 
-o-O-o-


 

Chapitre 4
 
L’insuccès de l’attaque aérienne d’Abéché
 
 
Alors que la victoire antiaérienne de N’Djaména témoigne de la solidité de la DAE, les événements qui se produisent le même jour à Abéché démontrent la vulnérabilité des dispositifs réduits aux seuls armes de défense antiaérienne à courte portée.
Mais l’épisode d’Abéché, survenu peu de temps après l’attaque de N’Djaména, prouve aussi que, même placés dans une situation pénalisante par de multiples défaillances techniques, des défenseurs déterminés peuvent pourtant obtenir des résultats salvateurs.
 
 
41) L’évolution locale
 
Quatrième ville la plus importante du Tchad, Abéché est le chef lieu de la région administrative de Ouaddaï et du département du Ouara. Sa position géographique sur l’axe sud-nord le plus à l’est en fait un carrefour d’importance stratégique nationale.
 
Début septembre 1987, le site d’Abéché est appelé à connaître une forte montée en puissance opérationnelle. En effet, suite aux travaux de bitumage de la piste aérienne et à la réalisation d’installations ad hoc (tour de contrôle, abris pour avions, moyens de radionavigation, soutes à carburant, etc.), le déploiement permanent de quatre Mirages F1-C français doit y être effectué, pour la première fois. Cette mise en place est une étape significative dans le déroulement du conflit : elle va permettre d’étendre notablement le rayon d’action de la Chasse française et d’accroître sensiblement les possibilités de couverture aérienne durable sur la partie nord du Tchad.
 
Abéché devient ainsi un objectif encore plus important pour d’éventuelles attaques aériennes libyennes, mais la protection antiaérienne qui lui est accordée s’appuie sur des moyens qui vont se révéler insuffisants.
 
 
42) La défense antiaérienne d’Abéché
 
En 1987, l’éloignement d’Abéché des bases libyennes et son rôle secondaire font que le danger aérien y est relativement faible et que seuls des raids isolés de bombardement y sont sérieusement à craindre.
 
Depuis les débuts d’Epervier, les moyens suivants ont été déployés par la France à Abéché : sous la conduite d’un CDC-Cetac qui dispose d’un radar Centaure, une unité sol-air à courte portée Crotale de l’Armée de l’air française (composée de servants volontaires provenant de différentes unités des bases aériennes) assure la défense permanente du site. Cette formation met en œuvre un véhicule d’acquisition (UA, détection et conduite de tir) et deux véhicules de tir (UT, lance-missiles à 4 rampes unitaires).
Une section de SATCP Stinger de l’Armée de terre concourt également à la défense, de jour seulement.
Les mesures de coordination et de contrôle tactique en vigueur sont de même nature que celles fixées pour N’Djaména.
 
Le 6 septembre, une avarie majeure se produit dans le radar Centaure (panne d’émission du lobe inférieur) ; elle supprime ainsi la capacité de détection à basse altitude de ce senseur et réduit d’autant les capacités de la Cetac. Un compte-rendu d’avarie technique est réglementairement envoyé à N’Djaména, par une voie non-cryptée, ce qui fait courir un risque potentiel de compromission de cette information importante d’indisponibilité opérationnelle. La réparation du radar ne sera effective que dans la journée du 7.
 
Comme il n’est pas envisageable d’entretenir au dessus d’Abéché une couverture aérienne permanente avec des chasseurs venant de N’Djaména et puisque la section Crotale ne dispose plus des informations de surveillance et d’alerte à basse altitude lointaines qui lui sont normalement fournies par la Cetac, l’officier de tir du Crotale se trouve placé - dans son volume d’action - non seulement en première ligne de la défense mais il y est surtout le seul décideur de la conduite à tenir et le premier des exécutants.
 
 
43) L’agression libyenne au matin du 7 septembre
 
L’attaque
 
Dès que l’interception du Tupolev a été réalisée à N’Djaména, l’annonce par radio BLU en est faite au CDC-Cetac d’Abéché. La situation d’alerte Noire est aussi confirmée par le LCL Dufour, HADA, en personne, au capitaine Coussy, maître-contrôleur en charge de la Cetac ; ce dernier répercute ces informations à l’officier de tir du Crotale et le sensibilise encore plus à ses responsabilités; il est environ 8 heures.
C’est vers 8h30 qu’un appareil libyen prononce son attaque: elle est dirigée contre la piste aérienne. Venant de l’est à basse altitude, l’agresseur a été masqué dans son approche par le relief montagneux; il se présente dans l’axe de la piste, dans le soleil ardent. Une telle tactique ne relève  évidemment pas d’une quelconque improvisation.
 
L’action sol-air
 
Le capitaine Roujon, chef du détachement Crotale et officier de tir, est à son poste de combat, dans son véhicule. Faute de disposer de la pré-alerte Cetac, il ne possède pour l’informer en temps réel des mouvements aériens que des senseurs de son unité d’acquisition (UA).
En raison de l’approche masquée de l’agresseur, il n’est donc renseigné que par son propre radar : le premier plot qui apparaît lui indique l’arrivée d’un aéronef distant d’environ 15 km, à l’altitude de 1.500 pieds et à la vitesse de 480 nœuds (250 m/s). Il ne dispose ainsi que de très peu de temps pour réagir (cf. annexe 27 : Volume d’action du missile Crotale).
 
Quoique gêné par le soleil, cet officier de tir parvient à situer l’objectif avec la caméra de télévision de l’UA et le reconnaît comme étant un bombardier Tupolev-22, qui est alors distant d’environ 8 km. Son appréciation de la situation est immédiate et juste : le type et la présentation de l’appareil le lui font classer comme étant Hostile. Il prend seul la décision de tirer et déclenche le feu alors que l’avion est à 2 à 3 km seulement de la verticale d’Abéché ; ressentant l’urgence et la difficulté de la situation (l’aéronef est sur le point d’arriver en limite courte du volume de tir du Crotale), il commande le tir de plusieurs missiles.
 
Quatre projectiles Crotale vont être mis à feu.
. Les deux premiers sont tirés en salve par l’UT1; à leur départ, l’avion n’est plus qu’à 1 km de distance ; l’un des deux missiles suit une trajectoire erratique et s’autodétruit rapidement, l’autre poursuit normalement la cible qui tire dans sa direction (le Tu-22 possède une petite tourelle de queue armé d’un canon NR-23 de 23 mm, contrôlé par radar); il explose assez près et à l’arrière du Tu-22 sans que ses éclats l’atteignent, semble-t-il.
. Un troisième missile est tiré par l’UT1, en mode « coup par coup », alors que l’avion est déjà en éloignement mais se trouve encore dans le domaine missile; ce projectile s’autodétruit.
. Un quatrième missile est lancé par l’UT2, en mode « coup par coup », sur l’avion à une distance frontale de 2,5 km, donc se trouvant également dans le domaine de tir ; ce projectile ne rallie pas l’objectif pour cause de blocage de ses gouvernes et s’autodétruit.
 
Pour leur part, les postes de tir Stinger ne tirent pas, par manque d’assez de temps pour réagir utilement et à cause de l’éblouissement de leurs servants par le soleil.
 
Le comportement du Tu-22
 
D’après les quelques témoins oculaires (M. Michel, de l’Entreprise de travaux publics Colas et des membres des équipes Contrôle et Crotale) qui en rendirent compte oralement « à chaud » à l’Adjoint D.A. dépêché sur place, l’action est particulièrement brève : l’aéronef - identifié par eux aussi à vue comme étant un Tu-22 libyen - commence à effectuer une manœuvre évasive au départ des premiers missiles sol-air (l’équipage les voit certainement partir) et tire au canon arrière (ce qui est attesté par la présence de nombreux impacts d’obus relevés sur un hangar). Le largage simultané par l’appareil de leurres infrarouges se produit peut être mais n’est pas garanti, l’observation visuelle précise en ayant été gênée par l’intensité du soleil.
 
L’avion n’est apparemment pas atteint par quelque éclat de missile sol-air et largue des bombes qui tombent et explosent relativement près de la piste, dans une zone dénuée de valeur opérationnelle, sans causer de dégâts gênants et surtout en ne touchant aucun bâtiment abritant des militaires français des armées de l’air et de terre.
 
Après le bombardement, l’appareil quitte directement la zone et regagne vraisemblablement la Libye, sans avoir été autrement inquiété.
 
 
44) Résultats et conséquences
 
Cet épisode d’Abécher fut soigneusement gardé sous silence (ou déformé à l’extrême) et donna lieu à des réactions largement divergentes. Elles touchèrent principalement à l’Honneur des servants sol-air qui furent taxés - selon une rumeur envahissante - au minimum d’incompétence opérationnelle.
 
Aspects technico-opérationnels
 
D’un point de vue strictement technique, on peut observer sans contestation possible qu’au moins deux des missiles Crotale ont été tirés alors que l’avion se trouvait dans le domaine de tir. On peut donc affirmer que seuls des incidents techniques propres au système d’arme et/ou l’effet de mesures d’autodéfense mises en œuvre par le Tu-22 ont empêché que l’aéronef soit atteint.
Par ailleurs, la restitution graphique qui fut faite de la route de l’avion confirma sa manœuvre de dérobade, ce qui explique que, fort heureusement pour la cible qu’il visait, son bombardement n’atteint pas son but : la piste aérienne ne fut pas endommagée.
 
Résultats essentiels, la préparation puis la mise en place des Mirages F1-C à Abéché s’effectuèrent sans problème dans le courant des journées du 7 et du 8, sous la responsabilité de l’Adjoint D.A. qui se trouvait alors en position de chef de site. Quatre F1 se posèrent le 8 septembre à 9 heures 30 à Abéché (c’était une Première) et, avec la totale remise en service du Centaure, le site d’Abéché atteint ce jour là le plus haut degré de sa capacité opérationnelle, conformément à ce qui avait été planifié.
 
Réalités et interprétations
 
Les rapports établis au sein de la DAE (par la HADA, par les personnels aviateurs sol-air d’Abéché) furent tels qu’ils ne pouvaient laisser aucun doute sur le déroulement exact de l’attaque aérienne et sur le comportement méritoire des défenseurs. Il est difficile de dire aujourd’hui où et à qui ces rapports aboutirent finalement et quelles suites officielles leur furent données, si tant est qu’il y en eut en dehors des cénacles de l’opération Epervier.
 
Vis à vis des média, l’affaire fut totalement occultée, tant il était de l’intérêt des uns et des autres, du côté des Services officiels français, tchadiens ou libyens comme dans l’industrie française d’armement, de ne pas faire connaître ce qui aurait pu être défavorablement interprété ou exploité. Il faut dire aussi que le succès obtenu à N’Djaména le même jour permit facilement de la masquer.
 
Mais, « en interne Air », cet épisode d’Abéché fut considéré comme étant très fâcheux : le bombardement n’avait-il pas eu lieu, portant ainsi soi-disant atteinte au Prestige de l’Armée de l’air française qui assurait la défense ? Le fait que le Tu-22 n’ait pas été abattu y fut donc très mal perçu. Faute de vouloir ou pouvoir en rendre publiques les véritables explications, indubitablement d’ordre technique, il parut même préférable - pour certains hiérarques - de faire porter l’opprobre sur les hommes présents à Abéché, vite taxés d’incompétence, et d’occulter volontairement des défaillances matérielles évidentes.
 
L’officier supérieur Air français qui commandait le site d’Abécher au moment de l’attaque fut le premier à « porter le chapeau ». Moralement très traumatisé par le bombardement et se trouvant en butte aux premiers et graves reproches qui lui furent immédiatement faits à titre personnel depuis N’Djaména, par radio, ce commandant fut rapidement relevé de sa fonction par la HADA envoyée sans délai enquêter sur place.
Son changement d’affectation fut prononcé sans délai, non en raison de son incompétence et de sa responsabilité directe (il n’avait joué et n’avait aucun rôle à jouer dans l’interception) mais en raison de réels problèmes personnels d’ordre psychologique qui le rendaient alors incapable de continuer à exercer son commandement, en cette période troublée.
Sa relève - parfaitement justifiée du simple point de vue de l’efficacité opérationnelle - a pu servir à certains de prétexte commode pour étayer des accusations infondées à l’encontre de tous les participants français directs à cet acte de guerre aérienne.
 
Les auteurs du présent récit ne possèdent pas d’informations suffisamment précises sur les défaillances vraisemblables des missiles et sur les autres aspects de ces échecs ; leur prudence est donc de mise, dans l’analyse technique.
Il est cependant indéniable que les matériels Crotale furent placés au Tchad en position de tir permanente et particulièrement prolongée ; ils y furent donc soumis à des contraintes climatiques et aérologiques se trouvant largement hors des normes fixées pour leur conception. D’ailleurs, tous les systèmes d’arme et missiles qui furent ainsi exposés continuellement à la chaleur et au vent de sable « souffrirent » beaucoup. Les qualités et l’aptitude à faire campagne du Crotale ne semblent donc pas susceptibles d’être ici mises en cause.
 
Quels qu’aient pu être les problèmes que connut alors ce système d’arme, quels que furent les raisons pour lesquelles ses missiles ne réussirent pas à atteindre le Tu-22, il est difficile de reprocher quoi que ce soit au personnel de l’Unité de tir dont, au contraire, on doit saluer la présence d’esprit et la justesse d’appréciation qui lui ont permis de tirer en position d’efficacité, hélas sans que l’agresseur ait été atteint.
 
On doit aussi à l’équité de reconnaître que les tirs Crotale - même s’ils n’ont pas obtenu l’efficacité létale attendue - ont eu un effet perturbateur indéniable puisqu’ils ont visiblement provoqué la modification de trajectoire du Tu-22, avec comme résultats incontestables la non-atteinte de la piste, l’absence de victimes et la non-destruction d’installations.
 
La mission de bombardement du Tupolev d’Abéché s’est donc soldée par un réel échec libyen dont il convient de se réjouir sans arrières pensées : le mérite doit en être attribué aux « personnels Crotale » de l’Armée de l’air et les exonérer ainsi de reproches immérités.
 
C’est peut-être une demi-réussite de la Défense antiaérienne française, mais c’est quand même une sorte de victoire !
 
 
-o-O-o-
 
 
 


Chapitre 5
 
LE DRAME DE FAYA
 
 
Comme on va le voir, l’épisode douloureux de Faya, survenu le 10 septembre 1987, est révélateur de la difficulté d’assurer dans certaines circonstances une protection antiaérienne efficace avec des armes sol-air à très (trop) courte portée et livrées à leur seule initiative.
A travers cette évocation, il sera facile de mesurer quelle fut, à Faya, la grande difficulté de la tâche confiée aux artilleurs sol-air chargés de l’autodéfense et quels mérites ils eurent d’avoir vraisemblablement contribué à éviter en cette occasion un plus grand désastre.
 
 
51) La situation dans la partie nord du Tchad
 
Pour apprécier convenablement les événements de Faya-Largeau, il faut bien situer sa position géographique, apprécier la valeur symbolique de cette agglomération et observer de plus près quelle fut l’évolution de la situation militaire dans le Nord du Tchad en août-septembre 1987.
 
Faya-Largeau
 
Ville natale d’Hissène Habré, principal nœud de voies de communication rustiques vers la bande d’Aozou, Faya-Largeau est la capitale du BET ; dans la localité, à l’exception de quelques rares bâtiments officiels qui sont construits en dur, les habitations sont faites en pisé. L’agglomération est bordée à l’ouest par une importante palmeraie qui égaie un peu un paysage rocailleux, aride et austère.
 
Faya se trouve à 750 km à vol d’oiseau de N’Djaména (huit jours de piste routière); placée à la poignée de l’éventail des axes montant vers le nord, elle occupe donc au Tchad une position stratégique et symbolique exceptionnelle. Elle possède une piste aérienne naturelle sur laquelle ne parviennent à se poser - dans des nuages impressionnants de poussière et de sable - que des avions de transport à hélices de moyen tonnage (Transall français, Hercules tchadiens).
 
A l’été 87, la reconquête de la partie nord du Tchad par les FANT est en cours et, suite à de durs combats, Faya a été libérée de son occupation par des forces libyennes. En se retirant, celles-ci ont abandonné un très grand nombre de mines qui cernent toujours l’agglomération. Des armements et des munitions de tous types, en quantités parfois très importantes, récupérés par les Tchadiens sur les Libyens, y ont été regroupés et y sont diversement entreposés.
 
En dépit des dénégations officielles du président Mitterrand qui affirme en public qu’il n’y a pas de troupes françaises au Tchad au nord du 16ème parallèle, des petits éléments sont présents à Faya.
Le plus important quantitativement l’est à titre « humanitaire » : il s’agit d’un Détachement de la valeur d’une compagnie fourni par le 17° RGP (Régiment du Génie Parachutiste), placé aux ordres du lieutenant-colonel Mouton (commandant en second de ce régiment et présentement ComDet Faya) et qui est engagé dans la périlleuse tâche de déminage des abords de la ville et de sa palmeraie. C’est une mission particulièrement délicate et risquée à laquelle ces sapeurs paient un lourd tribut humain.
 
Se trouvent également à Faya un « DAMI », détachement français d’assistance militaire, directement placé auprès des FANT et, à ses côtés et encore plus discrète, une équipe de l’Armée de l’air française effectuant une mission « SA-13 ». Elle est conduite par le lieutenant Rouzeau, Officier remarquable, spécialiste du Crotale ; elle est rattachée directement au COMELEF et au LCL Dufour (HADA et Adjoint D.A.), elle a pour objet de recueillir le maximum de renseignements sur ce système antiaérien soviétique très moderne, pris aux Libyens par les FANT et qu’elle s’efforce de remettre en état de marche. La position de ces Français est évidemment pleine de risques, liés tout autant à l’évolution de la situation militaire qu’à l’exacerbation sur place de rivalités interethniques.
 
Les Sapeurs cantonnent en majorité sous des tentes, dans l’ancien Camp des Goumiers. Leurs ravitaillements et évacuations dépendent principalement des liaisons aériennes militaires avec N’Djaména et rares sont les avions qui se posent à Faya.
 
Pour sa propre autodéfense antiaérienne, le Détachement du Génie a été renforcé de quatre pièces Stinger servies par des artilleurs sol-air provenant du 11° RAMa (Régiment d’Artillerie de Marine).
 
Les opérations militaires de l’été 1987
 
La progression des FANT se traduit le 8 août par la destruction d’unités libyennes avancées à Aouzou-ville. Il s’en suit à Faya, le 11 vers huit heures du matin, un double bombardement aérien effectué par surprise (par un Tu-22 ?, 10 bombes sont larguées) contre lequel le tir de quelques missiles SA-7 tchadiens est inopérant (ces SA-7 sont des SATCP épaulables d’origine soviétique, analogues au Stinger, possédés par les Libyens et capturés par les FANT).
 
Les combats se poursuivent autour d’Aouzou-ville, au bénéfice des FANT. Faya est de nouveau bombardée le 25 août par un IL-76 Candid évoluant hors du domaine de tir des SATCP et qui largue une « palette » de 8 bombes freinées.
Le 28 août, Aouzou-ville est repris par les Libyens, après d’intenses combats sol-sol et air-sol, causant des pertes importantes aux FANT.
Le 30, vers cinq heures du matin, Faya est bombardée par deux fois (bombes freinées, 3 palettes) par un IL-76 dont les projectiles encadrent la ville et le Camp des Goumiers. Un missile Stinger est tiré par l’une des armes françaises d’autodéfense ; il s’autodétruit en limite de portée sans avoir atteint l’appareil ennemi (cf. annexe 28 : Les comptes-rendus de bombardement).
Comme on l’a vu, le 5 septembre, les Tchadiens entrent en Libye et y détruisent la base de Maaten-es-Sara.
 
Le 10 au matin, un renseignement français provenant d’une « source technique » ( 13éme RDP ?)informe le chef du Détachement du Génie à Faya du largage par les Libyens, dans le Nord du Tchad, de projectiles chimiques chargés « à l’ypérite B ».
 
 
52) La protection antiaérienne de Faya
 
L’instabilité de la situation militaire dans le Nord du Tchad, les choix des responsables politiques français, l’éloignement géographique de la capitale tchadienne, l’absence d’infrastructures appropriées, sont autant de motifs qui expliquent - jusqu’à début septembre 1987 - l’absence d’une Défense Aérienne déployée par la France au nord du Tchad et qui serait centrée sur Faya. Et, puisque des militaires français ne sont pas officiellement présents sur place, l’instauration d’une protection antiaérienne française à Faya n’a donc été - toujours officiellement parlant - ni envisagée ni envisageable.
 
L’évolution du besoin
 
Les brillants résultats militaires obtenus par les FANT permettent d’entrevoir de redonner à Faya son rôle traditionnel et les moyens de rayonnement politique et administratif correspondants, ce qui ne peut être envisagé que si la sureté aérienne y est garantie.
 
La mise en place permanente d’avions de chasse français à Faya en serait naturellement le vecteur et le symbole, mais elle suppose au préalable de procéder au durcissement de la piste aérienne (d’ou la présence à Faya d’un représentant d’une grande entreprise française de travaux publics). De même, une défense antiaérienne solide y serait alors indispensable.
 
C’est ce qui explique l’arrivée à Faya le 9 septembre d’une équipe française chargée de la reconnaissance exploratoire du déploiement d’une batterie Hawk, en vue d’une éventuelle projection au Tchad d’une seconde unité sol-air de ce type. Elle est composée du colonel Petit, chef de corps du 403° régiment d’artillerie, du capitaine Madec, commandant la batterie Hawk déployée à N’Djaména, du lieutenant Aznar et du maréchal-des-logis Piot. Es-qualité et sur ordre du Centre opérationnel des Armées, le LCL Dufour les accompagne ; il vient aussi faire le point de l’avancement des travaux de remise en état du SA-13 « tchadien ».
 
 
La défense de Faya
 
Les armements
 
La sûreté aérienne de Faya ne repose alors que sur des systèmes d’arme sol-air à très courte portée SA-7 tchadiens (pris aux Libyens) et Stinger (dotant les Français).
Ces lance-missiles sol-air ne sont que des moyens d’autodéfense, normalement destinés aux troupes toutes armes. Tirés à l’épaule, ils ne sont pas conçus pour être tenus en permanence en position de tir ; leur pointage s’effectue à vue, de jour seulement, le tireur étant seul juge de la qualité de sa poursuite et de l’opportunité technique du déclenchement du feu, l’ordre de tir étant donné par son chef de pièce (quand il y en a un …).
Leur autoguidage reposant sur un autodirecteur infrarouge de première génération, leurs missiles sont essentiellement attirés par les tuyères des réacteurs; leur domaine d’action est donc plus étendu sur avion en éloignement que sur avion en approche (cf. annexe 29 : volume d’interception du missile Stinger).
 
L’absence d’organisation d’ensemble
 
Du côté français, trois des quatre Stinger sont déployés de jour sur le terrain ; l’un d’eux est posté sur le toit même de la case du Camp des Goumiers qui sert de logement au ComDet Faya. Leurs servants sont en alerte permanente, du lever au coucher du soleil. Chaque poste de tir français est placé aux ordres d’un chef de pièce, sous-officier spécialise sol-air, qui est le seul décideur tactique de l’ouverture du feu par son arme et qui agit en fonction de consignes lacunaires.
 
Du côté tchadien, les SA-7 sont placés sous l’autorité d’un « chef de section » et dispersés dans la nature. Les consignes de tir connues des exécutants semblent assez vagues.
 
La défense de Faya ne bénéficie d’aucune veille radar; le guet à vue continuel y est donc de mise, du lever au coucher du soleil, avec la pénibilité que l’on peut imaginer car la chaleur étouffante et l’ensoleillement insupportable ne favorisent pas l’exercice d’une surveillance efficace permanente. Les armes sol-air n’y disposent pas non plus d’IFF ; l’identification et la classification doivent donc également être faites à vue. De plus, il n’y a aucune coordination des actions des postes de tir sol-air français entre eux comme entre ceux des deux nationalités.
 
Pour différentes raisons, les Français présents à Faya n’y ont pas les mains libres : l’autorité civile et militaire y appartient totalement aux autorités tchadiennes locales. L’édiction de mesures positives ou restrictives de circulation terrestre et d’action antiaérienne relève en pratique de leur seule décision et de leur bon-vouloir. Le LCL Dufour effectue pourtant plusieurs missions à Faya en août/sept 1987, dans le but d’obtenir des autorités indigènes leur accord pour la réalisation d’une défense unifiée. Ses palabres difficiles seront toutefois concrétisées - début septembre - par un accord déterminant.
 
Les risques
 
Compte tenu des événements militaires du moment et de la proximité relative de la frontière libyenne, la menace aérienne pesant sur Faya est réelle, permanente et multiforme, puisque n’importe quel avion adverse est en mesure d’y intervenir.
 
La problématique de la sureté de Faya est assez complexe, ne serait-ce que parce que la venue d’aéronefs amis dans le Nord du Tchad est aléatoire.
La Chasse française ne s’y montre que par à-coups et à haute altitude, hors de la portée des SATCP et sans préavis.
Les seuls appareils amis - français ou tchadiens - susceptibles de s’approcher de Faya en vue de s’y poser sont théoriquement assez faciles à identifier puisque la Libye n’en possède pas de ce type: ce sont les avions de transport Transall, Hercules et Casa (un hélicoptère Puma dont dispose en permanence le Détachement du Génie). Or, la plupart du temps, ces avions se présentent sans qu’aucun préavis n’en ait été donné aux servants des SATCP, en raison d’appels radio tardifs ou inexistants de la part des aéronefs arrivants.
Le risque est donc important de voir un appareil ami se faire tirer dessus par des défenseurs pris au dépourvu, fatigués par une veille harassante, incapables d’une appréciation raisonnée de la situation, faute de l’existence de moyens collectifs de surveillance, d’une direction tactique exercée en temps réel et de consignes claires et facilement applicables.
 
A l’opposé, la menace aérienne pesant sur Faya peut y jouir d’une grande impunité. Les bombardements précédents y ont été effectués par des avions venant dans le soleil, à des altitudes situées entre 4.000 et 5.000 mètres, donc hors d’atteinte des missiles SATCP.
Le climat d’insécurité qui pèse sur Faya se double donc d’un sentiment d’impuissance vis à vis des attaques aériennes, ce qui est de nature à pouvoir provoquer des réactions incontrôlées d’autodéfense.
 
L’amélioration des mesures de sureté aérienne
 
Pour tenir compte des difficultés locales et pour réduire autant que possible les possibilités d’incident, le LCL Dufour, présent à Faya le 10 septembre, propose par message adressé au COMELEF l’instauration de procédures de présentation des aéronefs amis et de contact radio dans un  « volume interdit » centré sur Faya (cf. annexe 30 : Mesures de défense aérienne de Faya).
 
 
53) Les bombardements du 10 septembre 1987
 
Alors qu’à N’Djaména et à Abéché les deux attaques libyennes n’ont pas causé de pertes humaines et de dégâts matériels significatifs, il ne va pas en être de même à Faya.
 
Le déroulement de l’attaque
 
C’est vers 16 heures qu’un Tupolev-22 libyen (escorté selon certains témoignages par des chasseurs de type MIG) effectue en se présentant initialement dans le soleil un bombardement de type « aller-retour » et largue en tout, à moyenne altitude, une dizaine de bombes de 500 kg.
 
Mal vu ou vu trop tard lors de son premier passage, l’appareil donne seulement lieu à une première alerte des Sapeurs; il fait l’objet lors de sa seconde présentation d’une seconde alerte et de deux tirs de missiles SATCP, l’un effectué par la pièce Stinger française du Camp des Goumiers, l’autre par un SA-7 tchadien posté sur une sorte de promontoire situé à l’ouest de la ville.
 
Pour assurer sa propre autodéfense, le Tu-22 tire au canon en direction des missiles SATCP et largue des leurres infrarouges. La portée des deux missiles sol-air est trop faible pour qu’ils puissent atteindre l’appareil et au moins l’un d’entre eux s’autodétruit quand il arrive en limite de son volume de tir.
 
Les conséquences immédiates
 
Les bombes « arrosent » la ville, certaines tombent à proximité du Camp des Goumiers et d’un dépôt de munitions tchadien voisin de l’aérodrome. Ni alertés ni protégés, des indigènes - FANT et civils - sont seules victimes de l’attaque qui fait directement des morts et des blessés. Leur nombre est encore aggravé par les explosions qui se développent ensuite, notamment dans le dépôt de munitions.
 
Grâce à l’abri de fortune qui été creusé par les sapeurs dans le Camp des Goumiers, dans lequel la plupart d’entre eux se ruent au second passage du bombardier, grâce aussi au facteur chance pour les personnels et observateurs restés à l’extérieur, le sang ne coule pas chez les Français. Les sifflements des bombes y sont nettement perçus, les éclats de projectiles ne touchent personne. Un soldat du 17° RGP, renversé d’un véhicule par l’effet de souffle, tombe sur le LCL Dufour, lui-même projeté au sol par la déflagration..
 
Vite remis de leurs émotions et après avoir participé aux premiers secours portés aux victimes, les personnels du Détachement du Génie (ainsi que leurs « visiteurs ») sont desserrés autour de l’agglomération, le soir même (cf. en annexe 31 ; messages de compte-rendu de l’attaque aérienne), leur sécurité terrestre n’étant plus garantie au Camp des Goumiers.
 
Il n’existe vraisemblablement pas de bilan humain précis de ce drame ; on peut néanmoins retenir qu’il y eut plusieurs dizaines de tués chez les Tchadiens et qu’une cinquantaine de leurs blessés, dont nombre d’enfants et plusieurs brulés (par bombes incendiaires ?) furent évacués le 11 au matin par voie aérienne sur N’Djaména. Ce fut d’abord par un avion Hercules tchadien, puis par un Transall français dans lequel prirent également place l’équipe de reconnaissance Hawk et le LCL Dufour, souffrant fortement du dos suite au traumatisme physique subit.
 Leurs présences étaient jugées indésirables par les autorités indigènes locales.
 
 
54) Analyse de l’événement
 
Cet épisode particulier de Faya est fort peu connu. On peut penser que, du point de vue français, les raisons de ce silence sont naturellement multiples et somme toute assez justifiées: black-out politique justifié par l’évolution des relations tchado-libyennes, confidentialité militaire normale sur des événements opérationnels, ignorance médiatique, etc.
Les raisons de cette attaque aérienne libyenne sont assez mystérieuses. En effet, elle suit d’une journée la déclaration officielle commune tchado-libyenne qui vient d’annoncer (le 9) l’ouverture de pourparlers de paix, elle ne correspond à aucune nécessité tactique et c’est la dernière du conflit tchado-libyen. Que ou qui visait-elle ? Directement ou indirectement ?
 
Tentatives d’explication
 
On peut raisonnablement essayer d’y voir la marque d’une gesticulation stratégique libyenne, à l’image de ce qu’avait fait la France en son temps: en février 1986, premier acte de l’opération Epervier, la France n’avait-t-elle pas envoyé ses Jaguar bombarder Ouadi Doum où une piste en dur venait d’être construite par les Libyens ?
Dans cette optique, le bombardement de Faya du 10 septembre aurait eu pour objet de mettre en garde le Tchad (et surtout la France) quant à la réalisation dans le Nord du pays d’une piste aérienne ayant la capacité de recevoir des avions de chasse et qui aurait été bien défendue par une batterie Hawk. Ce pourrait être alors la présence à Faya de militaires français venus y accomplir ouvertement des reconnaissances ad hoc qui l’aurait déclenché ou précipité, avec un résultat d’autant plus dissuasif que ses conséquences directes furent particulièrement meurtrières.
 
En voici une autre explication, tout aussi plausible : la venue à Faya « sous le nez des Libyens » du chef de la Défense aérienne française au Tchad (le LCL Dufour), du chef de l’équipe de tir ayant abattu le Tupolev le 7 septembre (le lieutenant Aznar), et - cerises sur le gâteau - de son commandant d’unité (le capitaine Madec) et de son chef de corps (le colonel Petit) n’aurait-elle pas pu être interprétée comme une provocation directe à laquelle les hommes de Kadhafi - bien renseignés à Faya comme partout ailleurs au Tchad - ne pouvaient que réagir brutalement ?
 
Quant à l’animosité des autorités indigènes locales vis à vis de ces présences et de leurs investigations (dont elles affirmaient ne pas avoir été prévenues par le pouvoir central), elle aurait pu être soit la marque d’un simple mouvement d’humeur lié au non-respect de leurs prérogatives (ce qui aurait assez peu justifié une expulsion rapide de l’équipe de reconnaissance) soit traduire la crainte (fondée) d’une mesure de rétorsion libyenne.
 
Peu importe désormais quels furent les tenants et aboutissants libyens et tchadiens de cet épisode. Mais, rétrospectivement, on peut quand même essayer d’imaginer le tapage médiatique voire les conséquences politico-militaires qui auraient pu en résulter - de tous côtés - si d’aventure les Français précités y avaient été atteints.
 
 
Le mutisme officiel français
 
Il fut réel et dura longtemps. En effet, comment eut-il été possible d’expliquer officiellement ces présences à Faya puisque - pour être politiquement correct (cf. les affirmations antérieures du président Mitterrand) - il n’y en avait pas au nord du 16° parallèle. Pourtant il y en avait bien, et ils y effectuaient des missions prescrites par la hiérarchie opérationnelle au plus haut niveau français (l’EMA), connues du et soutenues par le commandement d’Epervier (mais pas forcément communiquées dans ce cas précis aux autorités nationales tchadiennes car elles auraient pu éventuellement conduire ces dernières, à ce moment là, à rejeter une aide française trop visible bien qu’indispensable).
 
Cette attitude officielle est confirmée par l’absence de documents ou de prises de position officiels qui, postérieurement, en certaines occasions, auraient pu être produits pour expliquer les événements du 10 septembre à Faya ou pour justifier leurs conséquences : pas d’ordre de mission particulier, pas de mention dans un quelconque Journal des Marches et Opérations, dénégations hiérarchiques lors de recours administratifs ou médicaux, voire propos désobligeants de la part d’autorités Air peu enclines à « se mouiller », etc. Il ne se serait donc rien passé ce jour là… d’où l’intérêt du présent témoignage, ne serait-ce que pour que soit rendue justice à tous ceux qui vécurent ces heures particulièrement risquées.
 
La semi-réussite du bombardement
 
Au demeurant, il faut reconnaitre que cette attaque aérienne libyenne de Faya fut très meurtrière du côté tchadien et donc lui attribuer une très large part de réussite libyenne. A contrario et d’un strict point de vue opérationnel français, il n’en fut pas de même puisque la piste aérienne ne fut pas touchée et puisque aucun des soldats français ne fut gravement atteint.
 
On ne sait si la précision du largage des bombes était ou n’était pas primordiale, mais il est indéniable que la dispersion des projectiles fut physiquement imputable à l’altitude à laquelle les bombes furent larguées par le Tu-22, puisque celui-ci évoluait « en sécurité » au dessus du plafond du domaine de tir des missiles SATCP (de l’ordre de 3.000 mètres).
 
L’existence même des Stinger du 11° RAMa et celle des SA-7 tchadiens, puis leurs tirs, ont donc eu un effet positif réel - certes non-mesurable - mais certainement assez salvateur. Il doit en être tenu compte.
 
Quel environnement pour les SATCP ?
 
L’intérêt des armes antiaériennes d’autodéfense est évident et nul ne songerait à s’en priver. Cependant, l’expérience de Faya a démontré une nouvelle fois la nécessité et l’intérêt de doter tout ensemble de SATCP de moyens centralisés destinés à améliorer significativement leur efficacité : il s’agit au minimum de les doter d’un moyen collectif de surveillance et d’alerte, de capacités d’identification et d’appréciation des distances, et au mieux d’un système de coordination des feux et d’interface avec la Défense Aérienne. Outre une meilleure sécurité des vols amis, on peut en attendre une plus grande efficience des armes et, par la réduction de la fatigue et de la charge émotionnelle des servants, une augmentation de leur aptitude à agir et à durer.
 
Même si ces aspects techniques sont satisfaits (ils le furent très partiellement par la suite avec l’envoi au Tchad dans chaque section Stinger d’un radar Œil Noir dans un montage de circonstance sur VLRA, ils l’ont été complètement depuis dans l’organisation et la dotation des sections de SATCP Mistral de l’Armée de terre française), le problème se posera toujours - en opération extérieure - de la cohabitation d’unités sol-air équipées différemment et dépendant d’autorités différentes, ne serait-ce que pour garantir la réalisation de dispositifs cohérents, qui optimisent les possibilités de chacun et permettent d’éviter les surconsommations de munitions.
 
Fort heureusement, au Tchad, aucun aéronef ami n’a jamais été tiré par mégarde. Il est peut être permis d’en remercier les Dieux de la Guerre mais on doit saluer d’abord la qualité globale de l’organisation de la Défense Aérienne et, surtout, la force de caractère des servants d’armes sol-air. Souvent placés par leur mission dans des situations inconfortables à tout point de vue, ils ont su garder en toute circonstance la maîtrise de leurs nerfs et de leurs feux.
 
 
-o-O-o-

 

 
 
 
Troisième partie
 
 
« Le Faucon du Chari »
 
 
« Hawk » est un nom commun américain qui, en français, désigne un rapace : le faucon. C’est aussi l’acronyme de « Homing All the Way Killer », terme parfaitement descriptif du principe de guidage du système d’arme sol-air à moyenne portée qui porte son nom et qui a équipé trois régiments antiaériens de l’Armée de terre française.
 
Appuyée par de multiples témoignages joints en annexe, cette troisième partie est exclusivement consacrée à l’évocation de la mission et des séjours des Détachements Hawk pendant près de quatre années, à N’Djaména.
 
Après que les attendus de la participation du Hawk à l’opération Epervier aient été évoqués au chapitre 6 intitulé « L’envoi du Hawk à N’Djaména », le récit décrit au chapitre 7 « Le Hawk au Tchad » quel fut son rôle et dans quelles conditions les Détachements le remplirent. « Epilogue », huitième et dernier chapitre, dégage nombre de leçons à tirer de l’engagement prolongé d’une batterie Hawk isolée dans la défense aérienne d’un lointain pays d’Afrique.
 
C’est grâce à leurs aptitudes foncières, que les Formations Hawk ont pu remplir au mieux cette mission hors-norme et se voir justement créditer de la seule et unique victoire antiaérienne des armées françaises depuis 1945, dont le « Faucon » fut l’artisan sur les bords du fleuve Chari.
 


 

 
Chapitre 6
 
L’envoi du Hawk à N’Djaména
 
 
61) Le recours à l’artillerie sol-air
 
Comme on l’a vu, faisant suite au bombardement français de Ouadi-Doum le 16 février 1986, l’aviation libyenne frappe la piste aérienne de N’Djaména le 17 et menace de nouveau la capitale tchadienne et les forces françaises qui y stationnent, le 19 février.
 
Pour nos plus hautes autorités interarmées, il apparait alors indispensable de renforcer significativement la défense aérienne projetée au Tchad, mais l’Armée de l’air ne possède pas de moyens antiaériens aptes à assurer à N’Djaména la protection souhaitable, en permanence et avec une allonge et une puissance suffisantes. Aussi, bien qu’Epervier soit une opération à dominante « Air », les décideurs français doivent se résoudre à envoyer au Tchad une batterie de tir Hawk provenant de l’Armée de terre.
 
Du point de vue fonctionnel, cette projection du Hawk ne devrait pas poser de problèmes puisque les unités de ce type sont accoutumées à s’entrainer en France aux missions de défense aérienne, grâce aux exercices de l’Armée de l’air « Datex » ou « Harmonie » auxquels elles participent régulièrement.
 
 A cette époque, la France possède 3 régiments antiaériens (R.A.) dotés du Hawk, dont tous les matériels ont été modernisés récemment au standard HIP. Ce sont deux régiments de l’artillerie du 1er Corps d’armée (ACA1), chacun à quatre batteries opérationnelles : le 402ème R.A. de Châlons-en-Champagne et le 403ème R.A. stationné pour sa part sur l’ancienne base aérienne américaine de Semoutiers, près de Chaumont en Haute-Marne, et un régiment « Ecole », le 401ème R.A. de Draguignan qui ne possède que deux batteries Hawk opérationnelles.
Le commandement de l’ACA1 est installé à Mercy-lès-Metz, celui du 1° Corps d’armée / 6° Région militaire se trouve à Metz. Le 402 et le 403 relèvent par ailleurs d’une autorité territoriale, le commandement de la 10° Division blindée / 63° Division militaire territoriale dont l’état-major se trouve à Châlons-en-Champagne.
 
 
 62) Les choix majeurs
 
En France, pour la première fois il est donc question d’envoyer le Hawk en « opex ».Le vendredi 21 février après-midi, c’est au sein du Centre Opérationnel de l’Armée de terre (C.O.Terre) que sont examinés de près les problèmes posés par cette décision imprévisible (cf. annexe 31 : Témoignage de Jean-Pierre Petit : Le lancement de l’opération). On y considère alors que - notamment pour des raisons d’ordre logistique - il ne peut être question d’envoyer au Tchad des moyens conformes aux règlements sol-air en vigueur, selon lesquels l’unité d’emploi du Hawk est le régiment.
 
L’étude des modalités de cette projection particulière - que l’on impose d’être d’une ampleur aussi réduite que possible - conduit rapidement à des choix essentiels :
-         Il faut limiter autant que faire se peut la participation des personnels et des matériels sol-air, mais on ne peut faire moins qu’envoyer au Tchad une unité de tir (batterie) intégrale,
-         L’urgence du besoin implique sa mise en place par voie aérienne,
-         Pour être sûr du bon fonctionnement des matériels Hawk dès leur arrivée, il faut éviter d’avoir alors à procéder à des opérations de remontage délicates, donc il faut les acheminer entiers,
-         Si on accepte qu’une fois implantée à N’Djaména la batterie Hawk ne bouge plus, il ne sera pas nécessaire qu’elle emporte tous ses véhicules : pour la vie courante, quelques jeeps P4 et quelques camions Berliet lui suffiront.
 
Sur ces bases incontournables, le recours à des avions de transport à très forte capacité du type Galaxy s’avère indispensable et il faut se résoudre, au plus niveau de l’Etat français, à faire appel à l’aide des Etats-Unis et de leur aviation militaire.
 
Les deux autres formations Hawk étant exclues en raison de leurs missions particulières, c’est le 403 qui est retenu pour l’envoi d’un premier Détachement (quoique ce régiment se trouve en fin d’école à feu à Biscarrosse, au Centre d’Essais des Landes). L’ACA1 est hiérarchiquement concernée par sa mise sur pied : elle se met rapidement en mesure de jouer pleinement son rôle (cf. annexe 33 : Témoignage de François Lefebvre : Au sein de l’ACA1).
 
La durée de la participation à l’opération Epervier étant inconnue mais vraisemblablement assez longue, le principe d’une relève alternée tous les quatre mois entre le 403 et son homologue le 402 est dès lors envisagé, tout comme l’appel ultérieur à des renforts en spécialistes rares provenant du 401. Comme on ne peut envoyer en mission extérieure, sans une décision du Parlement, des appelés du Contingent non-volontaires, il va falloir dans l’immédiat faire appel au volontariat avec signature d’un contrat spécial « volontaire service long » (VSL), recourir aux engagés déjà disponibles et procéder à la professionnalisation progressive de tous les militaires du rang des Détachements suivants.
 
Sur le plan technique, pour un matériel aussi complexe que le Hawk, deux défis majeurs se présentent :
. Assurer à N’Djaména, en autonomie complète, la disponibilité opérationnelle d’une batterie de tir, 24 heures sur 24, sept jours sur sept, pendant une longue période,
. Faire effectuer toutes les opérations de maintien en condition sur place, hors des circuits classiques de soutien et loin des sources d’approvisionnements nationales et alliées.
 
Aussi, résultante de maints compromis, la composition du 1er Détachement Hawk est-elle fixée au plus juste. Aux ordres d’un officier supérieur artilleur sol-air, il comprendra le personnel d’une batterie Hawk (cf. annexe 34 : TED de la batterie Hawk) renforcée en équipes de tir et allégée de la plupart de ses conducteurs et de ses personnels de servitude non-indispensables, plus une équipe de liaison Hawk-Air plus un tiers des cadres de l’unité de soutien Hawk régimentaire (provenant de l’Arme du Matériel), soit un effectif initial de 16 officiers, 63 sous-officiers et 82 militaires du rang. Cette richesse apparente en cadres est strictement justifiée par la complexité du système d’arme et par la permanence de la mission qui va lui être confiée.
 
 
63) De Biscarrosse à N’Djaména
 
En raison du caractère prioritairement national de la mission du 403 depuis près de vingt ans, personne n’y est préparé à une projection outremer : la surprise est donc totale. Le samedi 22 février au matin, à peine descendus à Semoutiers du train spécial qui les ramène habituellement de Biscarrosse, ses personnels sont informés par le colonel Constance, leur chef de corps, de la désignation de leur régiment pour participer à une opération extérieure.
 
Un petit élément précurseur s’envole dès le lundi 24 pour N’Djaména. A Chaumont-Semoutiers, après d’intenses et trop courtes journées de mise sur pied de « guerre » des hommes et des matériels, l’ordre de mise en route du Détachement arrive au 403 le mardi 25 vers minuit, faisant suite à toute une série de réunions et de démarches improvisées pour préparer au mieux le départ au Tchad.
 
Le mercredi 26 au petit jour, les colonnes de véhicules et les cars qui emportent l’ensemble du Détachement quittent Semoutiers et s’ébranlent sur une route verglacée, sous la neige, en direction de la base aérienne de Saint-Dizier distante d’une soixantaine de kilomètres et qui a été choisie pour l’acheminement vers l’Afrique.
 
Ce n’est que le 27 à l’aube qu’intervient le départ de Saint-Dizier de la majorité des personnels du Détachement, en tenue civile, à bord de deux Transall français, puis leur transfert à Roissy dans un DC-8 du COTAM (Commandement du transport aérien militaire français) qui les emporte vers l’Afrique. Après une longue escale à Dakar, l’avion se pose vers minuit à N’Djaména. Pour tous ceux qui débarquent, le dépaysement est immédiat et total (cf. annexe 35 : Témoignage de Philippe Dentinger : L’aventure tchadienne de la B3).
 
Le même jour, à Saint-Dizier, dès qu’arrive le premier de quatre avions gros porteurs C5A Galaxy américains, il y est aussitôt chargé par du personnel du Détachement qui l’attendait, sous la direction des aviateurs US et avec l’assistance de spécialistes du 1er Régiment de Livraison par Air (de l’Arme du Train), par une température extérieure de moins 22 degrés.
 
Le vendredi 28 février, cette fois par une température de 37 degrés à l’ombre et de près de 60 degrés sur le tarmac de N’Djaména, le contenu de ce premier Galaxy est débarqué dès son arrivée par les hommes du 403. Les matériels Hawk sont tractés progressivement vers leur futur site opérationnel, notamment grâce à des camionnettes de type VLRA prêtées par le 3ème Régiment Parachutiste d’Infanterie de Marine arrivé antérieurement.
 
Le reliquat des matériels de guet et de tir est acheminé par trois autres vols de Galaxy les 1er et 2 mars, ainsi que les missiles qui sont transportés par un Transall du COTAM. Le 2 mars au soir, une section de tir Hawk est annoncée prête au tir; la batterie complète l’est le lundi 3 au matin.
 
Ainsi commence pour les artilleurs sol-air une très longue période de veille ininterrompue, faite de fortes tensions et d’états d’alerte moins contraignants selon l’évolution de la situation tchadienne, cadencée par la relève journalière des personnels sur la position de tir. Elle va durer 44 mois et provoquer l’envoi au Tchad de près de 1.500 artilleurs sol-air au sein de 11 Détachements successifs (cf. annexe 36 : Contribution des régiments).
 
-o-O-o-
 
Chapitre 7
 
Le Hawk au Tchad
 
 
     71) Le Détachement Hawk
 
Le Détachement Hawk bénéficie dès le départ d’une composition qui va se révéler bien adaptée à sa mission et qui perdurera, même si son effectif variera légèrement de temps à autre (cf. annexe 37: Composition type d’un Détachement Hawk « Epervier »).
 
Alors que l’Armée de l’air française regroupe à N’Djaména tous ses moyens sur la base tchadienne « Sergent Ali Kosseï », tous les Détachements Hawk qui se succèderont seront cantonnés au Camp Dubut; ils se trouveront ainsi placés en milieu tchadien, au voisinage d’un « hôpital » militaire autochtone très actif, de l’Ecole des officiers tchadiens et de la portion centrale d’un régiment d’infanterie de l’Armée de terre française (qui est sa pièce maîtresse au Tchad).
 
Après des débuts marqués par beaucoup d’improvisation et de débrouillardise (cf. annexe 38 : Témoignage de Patrick Peralta : Chef de section Hawk au Tchad), la situation s’améliore rapidement.
 
La mission sol-air
 
Le Détachement Hawk assure le déploiement opérationnel permanent d’une batterie de tir sol-air dont la mission est simple à énoncer : intégrée dans le dispositif de défense aérienne, assurer 24 heures sur 24 la défense à haute, moyenne et basse altitudes de la plate-forme de N’Djaména, dans un rayon de 20 nautiques (35 kilomètres) et jusqu’à 50.000 pieds (18.000 mètres).
 
Vis à vis de la Cetac, le Hawk est placé en situation de conduite de tir centralisée. Les mesures de contrôle tactique en vigueur n’octroient ni autonomie ni initiative à la batterie ; celle-ci est soumise à une consigne impérative voisine du « Tir prescrit » (Sam Discrete Fire, en langage Otan) : elle ne peut engager et tirer que les objectifs désignés par la Cetac et, maintenue en régime permanent d’alerte Action, ses personnels et matériels doivent être en mesure d’intervenir sans aucun délai.
 
La liaison Air-Hawk
 
La batterie Hawk est reliée par téléphonie filaire à la Cetac où se trouve son officier de liaison, avec lequel tous les échanges se font verbalement. On est ici loin des possibilités offertes par le Hawk d’inter-opérer avec l’échelon supérieur en transmission automatique de données, ce qui se faisait normalement et dès l’origine au sein des régiments mais ne fonctionnait que de façon extrêmement limitée, en France et en 1987, avec les organismes Air de rattachement, grâce à un dispositif artisanal appelé Déobdi (pour signation d’objectif à distance).
 
De plus, l’application récente l’évolution HIP (Hawk Improvement Program) a entraîné l’entrée en service dans le Hawk de l’ATDL (Army Tactical Data Link), nouveau système de transmission automatique et complète de données beaucoup plus performant mais dont le protocole d’échange des informations doit être protégé au niveau Confidentiel-Défense ; cette évolution a d’ailleurs imposé d’installer spécialement dans le centre de contrôle régimentaire Hawk AN/TSQ-38 des équipements de cryptage KG 84.
 
La Cetac ne peut évidemment pas utiliser l’ATDL, faute de compatibilité technique et de protection ad hoc. Aussi, peu après le déclenchement d’Epervier et en vue de son interposition entre Cetac et batterie Hawk, l’utilisation d’un centre de contrôle régimentaire (CCR) AN/TSQ-38 (échelon technique supérieur normal des batteries Hawk) qui recevrait la vidéo du radar du Centaure a-t-elle été validée techniquement en France. Un matériel de ce type et le personnel d’exploitation correspondant ont été envoyés à N’Djaména peu après l’arrivée du 1er Détachement mais, pour des raisons jamais explicitées, cette solution technique n’y a pas été mise en œuvre. On continua donc pendant tout le séjour du Hawk au Tchad à converser verbalement avec la Cetac…
 
Le site Hawk
 
L’unité de tir Hawk envoyée à N’Djaména possède tous les composantes du système d’arme (cf. annexe 39 : Déploiement d’une batterie Hawk), au standard HIP. Le déploiement de la batterie est conforme aux normes françaises et seules les conditions climatiques particulières à cette région de l’Afrique nécessitent d’emblée quelques aménagements techniques complémentaires, notamment pour protéger les matériels du vent de sable et pour les adapter à la chaleur intense.
 
Le site Hawk est installé sur la partie nord-ouest de l’aérodrome ; il va bénéficier progressivement de travaux (d’abord assez sommaires) d’aménagement de la position : optimisation du site, protection des principaux équipements, mise en sûreté, création d’un lieu de repos pour le personnel en attente, et ultérieurement, de la réalisation d’installations techniques, de sûreté et de vie plus efficaces et confortables.
 
Les portées de détection des radars sont excellentes, les équipements de surveillance du ciel et d’identification opèrent sans discontinuer, les moyens de tir sont sous tension en position d’attente, prêts à être totalement activés instantanément.
 
Pour être en mesure d’accomplir ses tâches, le personnel du Détachement qui concourt directement à la mission antiaérienne est réparti en trois sections identiques qui possèdent chacune deux équipes de tir et leur environnement, chaque section tenant à tour de rôle l’alerte Action sur le site pendant 24 heures, les personnels en poste dans le centre de contrôle de la batterie permutant toutes les quatre ou six heures.
 
Le maintien en condition spécifique
 
Au Tchad, il faut s’efforcer de concilier l’exigence de disponibilité opérationnelle immédiate et celle non moins importante de l’entretien régulier des matériels du système d’arme. Lorsque l’on ne se trouve pas au plus haut degré d’alerte (c’est globalement le cas le plus fréquent), l’exécution sur le site Hawk des opérations courantes d’entretien et de vérification ne pose pas de problème insoluble.
 
Si l’intervention technique doit être relativement longue (cas de l’échange d’un matériel majeur, par exemple), une mesure tactique particulière permet de palier l’affaiblissement temporaire de la défense : l’indisponibilité ponctuelle de la partie « haute altitude » de la batterie Hawk peut être compensée par le décollage d’une patrouille de chasse; c’est la mise en alerte renforcée du Crotale qui intervient si c’est la partie « basse altitude » qui est momentanément indisponible.
 
Les opérations de soutien technique les plus poussées sont assurées par une équipe formée de spécialistes de l’Arme du Matériel, fournie par le DSD (Détachement de Soutien Direct) du régiment Hawk contributeur et installée, au camp Dubut, dans un hangar rustiquement aménagé en « atelier 3ème échelon ».
 
Avec l’envoi à N’Djaména des « shops » (remorques-ateliers) régimentaires, le Détachement Hawk possède les outillages appropriés pour procéder sur place à toutes les opérations souhaitables ; il dispose d’un stock de rechanges très convenable.
 
Le Hawk au Tchad peut compter pour ses approvisionnements sur une priorité nationale. En métropole, la disponibilité globale des matériels Hawk est exceptionnelle ; elle est obtenue en permanence grâce à l’action discrète mais particulièrement efficace de deux personnes de la Direction Centrale du Matériel de l’Armée de Terre (DCMAT) : le lieutenant-colonel Guérin et l’adjudant-chef Montagné. Ce sont eux qui vont veiller tout particulièrement depuis Paris à ce que l’aptitude technico-opérationnelle du Hawk de N’Djaména ne soit jamais prise en défaut (cf. annexe 40 : Témoignage de Jean-Michel Guérin : Le rôle de la DCMAT).
 
Les conditions de vie du personnel du Détachement
 
Mauvaises les premiers jours, leur amélioration fut un souci constant. Les artilleurs sol-air et leurs compagnons du Matériel durent s’habituer petit à petit à des installations peu confortables dans lesquelles ils allaient devoir passer plusieurs mois, et même pour certains y revenir.
 
L’accoutumance au climat se fit sans trop de difficultés, à condition de respecter quelques mesures de précaution élémentaire pour éviter le « coup de chaleur » et de s’hydrater régulièrement. D’importantes pertes individuelles de poids furent souvent constatées.
 
L’alimentation fut toujours assurée, à la satisfaction générale, par le régiment d’infanterie française présent au camp Dubut et les cadres prirent leur repas à sa popote.
 
Quoique restées assez spartiates, tous les lieux de vie courante et de travail furent l’objet de travaux progressifs de la part des différents Détachements Hawk. Mais, malgré les efforts d’aménagement consentis et l’ingéniosité déployée, le logement resta inconfortable, les sanitaires rustiques, les installations sportives rudimentaires, les ateliers assez peu commodes.
 
Les sorties et les distractions furent plutôt rares et d’autant plus appréciées. Cependant, ayant adopté pour les sections de tir un rythme d’activité ternaire (un jour sur site, un jour de remise en forme, un jour d’instruction et services) les Détachements Hawk réussirent à maintenir un moral élevé et un esprit de disponibilité très satisfaisant (cf. annexe 41 : Témoignage de Jean-Paul Lozinguez : Le chef de Détachement Hawk).
 
 
72) La participation au coup d’éclat du 7 septembre 1987
 
 Les acteurs
 
A N’Djaména, c’est alors le cinquième Détachement Hawk (Epervier V) qui est en place. Fourni en quasi-totalité par le 403° R.A., arrivé en juin 87 pour quatre mois, il est composé pour la première fois et presque exclusivement de soldats professionnels, suite au recrutement et à la formation spéciale de militaires du rang engagés. Il est placé aux ordres du chef d’escadron Arnaud et formé essentiellement de la 1ère Batterie commandée par le capitaine Madec (avec un très petit renfort venu du 401) plus un élément de soutien provenant du DSD du 403 et dirigé par son chef : le capitaine Lisch.
 
En fin de nuit du 6 au 7 septembre, sur le site Hawk, dans le centre de contrôle de la batterie, l’équipe de tir du 403 est composée du lieutenant Aznar (officier de réserve en situation d’activité, de l’adjudant Tédesco (sous-officier de carrière), des maréchaux des logis sous-contrat Haen et Puntel et du brigadier-chef engagé Laville. Le sous-lieutenant Orlandi (appelé VSL) est présent à la Cetac.
 
Le déroulement de l’interception
 
Vue du Hawk, la séquence de tir contre le Tu-22 qui attaque N’Djaména présente un caractère exemplaire, tant par son déroulement typique que par les très bonnes réactions de chacun des intervenants : l’aéronef agresseur est facilement détecté et classifié, les transmissions fonctionnent bien, la situation correspond aux conduites à tenir prédéterminées, les décisions prises sont bonnes et bien exécutées, l’incident de tir est vite réglé, le seul missile tiré atteint son objectif et le détruit à temps (cf. annexe 42 : Témoignage de Bruno Aznar : L’interception vue du BCC).
 
Après l’interception, la mission du Hawk ne s’arrête pas pour autant ; quelques instants plus tard (il est 7 heures du matin) l’autre équipe de tir de la section présente sur le site, formée de personnels du 401, effectue la relève comme prévu. A 8 heures, c’est la section montante qui prend à son tour les commandes du Hawk.
 
Pour la première fois de leur jeune carrière militaire, des artilleurs sol-air français viennent de se trouver personnellement confrontés à la rigueur du métier des armes et ils ne mesurent pas encore vraiment l’importance de leur réussite. Répondant plus tard aux questions, les protagonistes expliqueront en termes sobres que tout s’était passé très vite mais que la tâche leur avait paru relativement simple voire « Comme à l’entraînement ! » selon l’expression du lieutenant Aznar.
 
Les récompenses attribuées
 
La presse française et internationale rapporta certes l’exploit tchadien du Hawk, mais avec assez peu d’emphase. L’interception du Tupolev n’avait eu que peu de témoins directs et quelques journalistes-reporters présents ou non à N’Djaména se contentèrent d’utiliser des notes parfois périmées ou de recueillir des informations souvent mal comprises auprès de sources incompétentes ou partisanes. Il en résulta de pseudo-récits ou des explications truffées d’erreurs grossières, même dans des revues militaires officielles ou dans des écrits postérieurs de hautes autorités.
 
L’Armée de terre française ne chercha pas à tirer du succès du Hawk un bénéfice particulier. Pourtant les récompenses méritées y furent accordées : c’est le 28 février 1988 qu’elles furent remises aux bénéficiaires par le général Martinie commandant l’ACA1, en présence de tous les chefs de corps et emblèmes des formations de l’ACA1 rassemblés pour la circonstance au quartier Daboville à Semoutiers.
Ce sont huit croix de la valeur militaire qui furent ainsi décernées (cf. annexe 43 : Les Décorés) avec citations, deux à l’ordre du corps d’armée (Aznar et Orlandi), quatre à l’ordre de la division (Tédesco, Haen, Puntel et Laville) et deux à l’ordre de la brigade (Arnaud et Madec).
 
 
-o-O-o-


 

 
 
Chapitre 8
 
EPILOGUE
 
 
 81) La fin de la participation du Hawk à l’opération Epervier
 
Après le 7 septembre, les relèves entre régiments Hawk se succédèrent sans désemparer. Les négociations officielles de paix entre le Tchad et la Libye qui avaient été annoncées le 9 septembre 1987 progressèrent rapidement; aucune autre tentative de bombardement libyen n’eut lieu contre N’Djaména tant qu’y dura la présence du Hawk.
 
Etrangement, le 10 septembre 1987, cette fois au nord du Tchad, des artilleurs sol-air du 403 eurent une nouvelle fois maille à partir avec l’aviation libyenne (cf. annexe 44 : Témoignage de Jean-Pierre Petit : Reconnaissance mouvementée à Faya). A la fin-octobre 1987, le 5ème Détachement Hawk Epervier rentra en France et fut normalement remplacé par son homologue venant du 402ème R.A.
 
Au total, ce sont onze Détachements Hawk qui se succédèrent à N’Djaména, voyant ainsi certains de leurs membres y effectuer jusqu’à trois séjours. Ce n’est que le 26 novembre 1989 que se termina officiellement l’épisode tchadien du Hawk, marqué à Chaumont-Semoutiers par une prise d’armes triste et venteuse.
 
Ainsi les régiments Hawk 402 et 403 devinrent-ils - dès les années 80, bien avant d’autres et dans leur métier de base - des formations professionnelles de l’intervention extérieure (cf. annexe 45 : Témoignage de Patrick Peralta : Ce n’est qu’un Au-revoir, mes frères).
 
 
82) Enseignements divers
 
Même plus de vingt ans après, il peut être intéressant de se livrer à un examen attentif de cette « odyssée tchadienne » des formations Hawk, tout en laissant au lecteur averti le soin d’en tirer ses propres conclusions sur :
-       le personnel,
-       le système d’arme,
-       les conditions d’emploi,
-       l’organisation des unités,
-        la préparation opérationnelle.
 
 
a)   Les questions de personnel
-       La constitution des Détachements
En 1986, les régiments Hawk étaient des régiments de ligne à vocation exclusivement métropolitaine et dont les effectifs instruits étaient à 70 % issus de la conscription. Le volontariat et l’aptitude du personnel qui était désigné pour une opération outremer se posaient évidemment en des termes particuliers car ces formations d’artillerie métropolitaine n’étaient ni composées ni organisées pour former cycliquement des Détachements allant servir de façon prolongée hors du cadre régimentaire et loin du territoire national.
Suite aux décisions de recrutement et d’envoi systématique de servants engagés, les Détachements Hawk furent constitués sans grands problèmes, en raison de la priorité qu’on donna tant au 402 qu’au 403 à la mission extérieure.
A cause de l’importance de l’effectif projeté (en moyenne 14 officiers, 57 sous-officiers et 58 militaires du rang par Détachement) et de la durée totale de l’opération (44 mois), on dut faire appel à quelques renforts en cadres rares et très spécialisés tels que membres des équipes de tir et dépanneurs de certains radars. On les trouva facilement, en particulier au 401.
Les trois régiments Hawk s’efforcèrent spontanément de constituer une réserve ouverte, disponible et prompte à réagir, dans laquelle on ne se priva pas de puiser pour garantir aux Détachements de N’Djaména l’assistance nécessaire en personnel comme en matériels.
-       Disponibilité et faculté d’adaptation
Sollicités à l’improviste et malgré leur impréparation physique et psychologique à ce type d’opération, les cadres d’active, les engagés et les appelés volontaires du premier Détachement du 403, puis leurs successeurs, surent répondre présents sans hésitation, faisant ainsi preuve de leur totale disponibilité, puis montrèrent d’excellentes facultés de réaction et d’initiative.
Ainsi purent-ils rapidement projeter et implanter très loin de leur base de départ un dispositif opérationnel efficace, le rendre durable, puis mettre sur pied à partir d’assez peu de concours externes des installations locales de vie en campagne et de soutien qui, progressivement, devinrent relativement satisfaisantes.
Ils parvinrent aussi à dominer le stress de la mission et à limiter autant que possible leur usure physique, quoique des pertes de poids de 10 kg en quatre mois ne fussent pas rares; ils purent conserver malgré l’usure du temps la valeur tactique et technique qui leur permit de réussir à abattre la seule menace qui se concrétisa directement contre eux.
-       Aspects psychologiques
Même si l’opération Epervier était menée au loin, elle se situait dans un contexte général de temps de paix, sans qu’il puisse y avoir de danger pour les arrières; en France, les familles étaient en totale sécurité et bien entourées.
Pour sa part, ainsi qu’en témoigne le tir sur le Tupolev, la menace aérienne était bien réelle; mais, pendant le séjour du Hawk au Tchad, elle ne se concrétisa qu’une seule fois à N’Djaména. La situation terrestre dans la capitale tchadienne était calme et la sûreté facile à garantir: malgré l’absence tout à fait regrettable d’abris antiaériens valables, les risques encourus étaient dans l’ensemble modérés. La notion de danger y fut évidemment présente mais peu oppressante, hormis dans les cas d’alerte renforcée.
Afin de maintenir l’efficacité continuelle des personnels armant le site Hawk, la préoccupation la plus sérieuse fut d’éviter la routine, l’usure progressive des énergies, la baisse de vigilance. Comme les conditions de vie étaient éprouvantes (inconfort, manque d’intimité, chaleur et humidité) mais acceptables (alimentation convenable, hébergement supportable, rythme de vie régulier, durée longue mais limitée à quatre mois des séjours, relèves entre Détachements programmées et à peu près normalement exécutées aux dates prévues), le moral put rester élevé.
En métropole, une double préoccupation apparut vite dans les régiments : éviter une répétition trop fréquente des séjours en Afrique pour certains et ne pas laisser s’établir progressivement deux populations distinctes, aux modes de vie et aux motivations différents: ceux à qui leur position militaire et leur spécialité permettaient de partir au Tchad (ce qui présentait un attrait rémunérateur indéniable) et ceux qui n’en avaient pas la moindre perspective, en raison de leur qualification professionnelle « non-Hawk » ou parce qu’ils étaient de simples soldats du contingent.
 
b)   Le système d’arme Hawk et son environnement matériel
 
-       Les raisons d’une disponibilité technique exceptionnelle
 
La réussite d’un système d’arme est intimement liée au bon fonctionnement de ses composants. Le Hawk envoyé au Tchad comprenait par nature des matériels très divers (radars d’acquisition, centre de détection et de tir, radars de tir, boites de jonction, affûts de lancement, missiles, groupes électrogènes, câbles d’énergie et de données,…) qui formaient une chaîne technique complexe : le non-fonctionnement d’un seul maillon aurait pu en rompre totalement l’efficacité. D’où l’intérêt de la dualité des pelotons de tir, comme on le vit le 7 septembre lors de l’interception du Tupolev.
 
Sans s’arrêter longuement sur les matériels Hawk dont on doit pourtant souligner qu’ils étaient, au déclenchement de l’opération et sans aucun préavis, en parfait état de disponibilité et de fonctionnement, il faut constater que ces équipements ont parfaitement démontré leur aptitude à être mis en œuvre pendant une très longue période dans un environnement sévère, même si le climat (généralement très sec et parfois très humide), le rayonnement solaire et la chaleur intense ont imposé des adaptations mineures.
En voici quelques unes, à titre d’exemples : installation de climatiseurs supplémentaires, mise à la terre commune de tous les matériels Hawk (malgré leur dispersion sur plusieurs hectares) afin de rétablir les performances nominales du système d’arme, réalisation de baldaquins instantanément abattables pour protéger du soleil les affûts et leurs missiles, apposition de paille tressée sur les abris techniques, nettoyages plus fréquents des parties tournantes et des filtres pour éviter les infiltrations de sable, etc.
Avec l’envoi à N’Djaména de l’équivalent d’un DSD, les opérations de maintien en condition spécifique bénéficièrent d’une dotation exceptionnellement fournie, tant en personnel qu’en moyens de maintenance, ce qui permit d’assurer une disponibilité technique du plus haut niveau, quitte à « tutoyer » quelquefois les normes et les procédures réglementaires.
 
Par ailleurs, consacrées par l’usage et pratiquées couramment en période normale, la solidarité entre formations Hawk et leur aptitude aux liaisons techniques de grande amplitude et au soutien mutuel d’urgence permirent de compenser l’absence en métropole d’un DSD (sur les trois) et d’approvisionner sans délai le Détachement de N’Djaména en matériels complets comme en pièces de rechanges. L’attention plus que bienveillante qui fut portée au Hawk d’Epervier au sein de la DCMAT permit d’assurer un soutien central des plus efficaces.
 
L’importance du potentiel et des rechanges Hawk qui furent consommés pendant l’opération Epervier ne doit pas être perdue de vue. Si l’hypothèse d’un déploiement du même genre devait rester d’actualité, il y aurait tout intérêt à prendre en compte ces paramètres dans la définition des capacités opérationnelles et des modalités de soutien du système d’arme qui serait projeté. Faut-il ajouter que les conséquences en seraient lourdes sur l’appréciation de ses coûts de possession et de ses modalités d’utilisation ?
 
-       Des ennuis techniques évitables
 
On sait que la destruction par le Hawk du Tu-22 de N’Djaména connut un incident de tir, dont l’origine fut identifiée après coup :
. Son radar HPIR étant en mode ADP, l’opérateur de tir du peloton Bravo désigné pour le tir a appuyé sur le bouton « Feu » de sa console pendant un temps assez long, ce qui était propre à déclencher le tir par rafale,
. Mais les « balances » (réglages électromécaniques) n’ayant pas été effectuées depuis un certain temps sur l’affût de lancement qui était automatiquement sélectionné pour le tir, il en est résulté un déséquilibre électromécanique qui empêcha le ralliement correct en direction et interdit normalement le départ tant d’un premier projectile que d’autres missiles du peloton. C’est pourquoi aucune mise à feu n’eût lieu dans ce peloton de tir.
Le strict respect de l’exécution des vérifications techniques réglementaires aurait très certainement permis préventivement d’éviter un tel incident. Que ce soit avec le Hawk ou avec tout autre système d’arme, l’obligation de procéder aux opérations d’entretien prescrites par les manuels techniques ne doit pas être contestée par le fait d’être seul de son espèce et d’être placé en alerte « Action » permanente.
Il est courant d’affirmer qu’il vaut mieux s’appliquer à résoudre avant l’action les problèmes connus plutôt que d’avoir à le faire pendant. Voici pourtant trois exemples de difficultés rencontrées sur place, auxquels il n’avait pas été porté suffisamment d’attention auparavant :
. Interférences électromagnétiques entre les radars Centaure et PAR (elles furent résolues par synchronisation des émissions),
. Danger présenté par les missiles antiradars libyens, d’où l’utilisation improvisée, comme leurres actifs, de radars de surveillance sol-air AN/TPS en voie de réforme, fournis spontanément à l’opération Epervier par l’Armée de terre mais sans garantie d’efficacité,
. Non-transmission automatique de données entre la Cetac et le Hawk.
Seule la faiblesse de la menace aérienne confina ces aspects à un niveau inférieur. S’il en avait été autrement, ou si les choses avaient mal tourné, qui en aurait porté la responsabilité ?
 
c)   L‘emploi du Hawk
 
Au Tchad, l’un des problèmes majeurs d’ordre tactique auxquels furent confrontés les acteurs de la défense aérienne fut celui de la classification des aéronefs. Même si les règles étaient simples, il arrivait parfois que leur application soit délicate, notamment en cas de survol sans autorisation par les avions des lignes intérieures africaines, par ceux de pèlerins en route vers La Mecque, par des vols étrangers étatiques ou privés mais aussi lors de la présentation incorrecte d’avions de chasse français (leur IFF étant activée tardivement, par exemple). Cette situation paradoxale (on était ni en vraie paix ni en vraie guerre) n’était évidemment pas propre à faciliter la tâche des défenseurs.
A N’Djaména, la définition officielle pour le Hawk de consignes de tir claires quoique très restrictives demanda de longs mois, pendant lesquels la mission dut cependant être remplie. Plus généralement, la présence et le stress des personnels sur le site Hawk auraient pu être grandement allégés par une gradation des niveaux d’alerte mieux appropriée à la structure et aux capacités d’une batterie à deux pelotons de tir.
Quoique parfaitement réglementaire, le Hawk fut placé en « Tir prescrit » (rigoureusement parlant en : Sam Discrete Fire) ; cette position « confortable » fut aussi contraignante et frustrante pour la batterie Hawk. En effet, grâce à ses propres senseurs électroniques, notamment lorsqu’une cible était accrochée par ses radars de tir, l’équipe de tir Hawk en savait au moins autant sinon plus que le CDC-Cetac sur la force du raid, la position tridimensionnelle et la dynamique des cibles ; elle n’avait cependant aucune autonomie d’action et devait pourtant garder en permanence « le doigt sur le bouton Feu ».
Le système d’arme Hawk-HIP possédait un atout exceptionnel avec un équipement additionnel extrêmement performant : le simulateur d’entraînement OTS (Operator Training System). Grâce à ce matériel, il était possible de placer artificiellement les équipes de tir dans des situations opérationnelles difficiles et de les former ainsi aux réactions appropriées, en permettant même - évidemment dans les périodes de calme opérationnel - de superposer réalité et virtualité. Ce matériel avait été emporté au Tchad mais il n’y fut jamais utilisé. De très longues heures de veille (rendues parfois fastidieuses par le manque d’animation) qui furent passées par les équipes de tir dans le centre de contrôle de batterie ne purent donc pas être mises à profit pour les entraîner. De ce fait, leur aptitude à faire face à des situations aériennes complexes du type « Centre Europe » (raids ennemis multiples, environnement tactique et technique perturbé, brouillages, etc.) ne fut pas entretenue.
On peut s’interroger sur l’heure de l’attaque du Tu-22 à N’Djaména (presque 7 heures du matin) : ne correspondait-elle pas volontairement à celle d’une relève routinière sur le site Hawk, avec l’inefficacité temporaire prévisible à ce moment précis. La vieille leçon qui veut que l’on change souvent les horaires des activités régulières pour éviter les embuscades aurait opportunément pu s’appliquer…
 
d)   L’organisation des unités sol-air
A l’occasion de l’opération Epervier, les notions réglementaires en artillerie sol-air d’Unité d’Emploi et d’Unité de Tir ont été volontairement ignorées, d’où la constitution d’un Détachement Hawk original, dans lequel une batterie de tir fut placée en prise opérationnelle directe avec l’armée de l’air et renforcée de soutiens du niveau régimentaire.
De même, par rapport aux documents d’organisation ayant force de loi (TED - tableaux d’effectifs et de dotations - ancêtres des DUO), la tenue à N’Djaména de la permanence opérationnelle 24 heures sur 24 et sept jours sur sept pendant très longtemps a exigé une augmentation significative du nombre prévu d’équipes de tir d’une batterie et de leur environnement technique indispensable. Cet aspect mérite davantage qu’une simple considération anecdotique, si l’on veut pouvoir disposer dès le temps de paix d’une défense sol-air qui soit réellement en mesure de durer.
L’intérêt de la complémentarité des moyens d’action dans la 3ème dimension a été une nouvelle fois démontré, dans tous ses aspects. Elle fut obtenue en permanence à N’Djaména parce que, sur place, il fut décidé (et appliqué) que les moyens aériens et antiaériens directement concernés par la Mission devaient être totalement disponibles et que leur contribution opérationnelle était prioritaire par rapport à toute autre considération. Leur environnement indispensable de vie courante et de maintien général en condition tout comme leur sûreté globale fut donc confié à d’autres intervenants (que le Commandement dut bien consentir à leur consacrer), de même qu’il fallut résister à certaines tendances technocratiques des états-majors parisiens cherchant à «dégraisser» les effectifs chaque fois que la tension locale paraissait s’alléger.
 
e)   La préparation opérationnelle
 
Il est facile de mesurer quelle est la difficulté de conserver un savoir faire opérationnel spécifique en regard des contraintes du temps de paix et des « missions communes ». Or les régiments Hawk de l’époque supportaient eux aussi le poids de ce qui n’était pas encore appelé la projection intérieure : nettoyage des plages polluées, opération Paille, désobusage des champs de tir, plan Aspirateur, etc.
 
Dans ce contexte, comment et pourquoi le premier Détachement Hawk envoyé au Tchad a-t-il pu se mettre correctement sur pied, être projeté sans anicroches si loin et si vite, puis être prêt au tir dans des délais plus que satisfaisants ? Comment les Détachements successifs ont-ils pu se constituer sans difficultés notables et assurer si « normalement » leur mission antiaérienne outremer ? Comment le Hawk a-t-il pu remporter un succès antiaérien indiscutable ?
 
Il faut d’abord y voir la marque de ce qui fut la caractéristique assez méconnue et très particulière des unités Hawk françaises, à savoir la maîtrise totale, vérifiée en permanence en temps de paix, de leur savoir-faire opérationnel spécifique. Cette qualité éminente résultait tout à la fois de leur finalité, de leur structure originale et des exigences particulières de leur système d’arme. En voici quelques éléments particulièrement probants :
-       Obligation constante de disponibilité liée à leur mission de défense d’objectifs nationaux de première importance, se traduisant (à l’époque) par la désignation permanente, dans chaque garnison, d’un demi-régiment Hawk astreint à pouvoir partir en campagne en quelques heures, tous moyens réunis,
-       Structure des unités de tir copiée sur le modèle américain, très rationnelle et comportant un très fort pourcentage de cadres « technico-opérationnels » incontestablement confirmés dans leurs spécialités,
-       Malgré un « look » inchangé, modernité et efficacité des matériels du système d’arme Hawk, conçus pour supporter des conditions d’emploi et de mise en œuvre difficiles, conservés au plus haut degré d’efficacité opérationnelle par l’application régulière d’améliorations décidées et conduites par l’organisation internationale Otan-Hawk (dont la France était restée membre),
-       Existence d’une méthode rodée de maintien en condition des matériels, reposant sur de nombreuses procédures techniques au caractère rigide et contraignant, et bénéficiant de l’excellente coopération au quotidien de personnels de l’Artillerie et de l’Arme du Matériel appartenant à de mêmes régiments.
 
Le succès du Hawk au Tchad résulte également d’un très bon entraînement préalable de spécialité, auquel les régiments avaient été soumis auparavant, sans trêve et en vraie grandeur :
-       Accoutumance à la surveillance du ciel et au tir facilitée par la présence dans les batteries Hawk-HIP des simulateurs de situation aérienne et d’interception très performants OTS,
-       Existence de contrôles systématiques normés et d’évaluations régulières de la valeur des unités (régiments et batteries de tir) effectués par une Commission Nationale, portant sur l’aptitude technique, l’aptitude au tir, la manœuvre et le service en campagne,
-       Fréquence satisfaisante des exercices de mise sur pied de guerre, des déploiements opérationnels de durée prolongée, de la participation aux grands exercices de Défense Aérienne, des déplacements routiers et ferroviaires de grande amplitude (notamment pour se rendre en école à feu au Centre d’Essais des Landes).
 
A cause de tout cela, et bien qu’une intervention outre-mer n’ait aucunement fait partie de leur mission, les régiments Hawk furent en mesure d’y participer au pied levé, de s’y adapter et d’y durer, au maximum de leur potentiel humain et matériel : c’est a posteriori un beau sujet de satisfaction pour tous ceux qui contribuèrent à y entretenir opiniâtrement leurs aptitudes si particulières.
 
 
83) L’impact régimentaire
 
Pendant leurs quatre années tchadiennes, les 402ème et 403ème R.A. se trouvèrent placés dans une situation assez inconfortable : devoir satisfaire à la demande opérationnelle prioritaire d’Epervier et continuer d’exister au quotidien « comme si de rien n’était ». Pourtant la pression hiérarchique n’était pas plus forte car, une fois l’affaire lancée et d’un strict point de vue opérationnel, ce qui se passait au Tchad ne concernait pas les autorités supérieures aux formations Hawk, du moment que tout allait bien dans cette opération de Défense aérienne, loin de la France, étrangère… à leurs préoccupation fonctionnelles.
 
La participation à tour de rôle du 402 et du 403 à cette opex revêtit naturellement des aspects très positifs : révélateurs des personnalités, les séjours tchadiens furent bénéfiques pour tous ceux qui y participèrent, en termes d’expérience et d’aguerrissement individuel ; de plus, chaque unité élémentaire qui fournissait l’essentiel d’un Détachement y gagna en cohésion. Mais cette opération fut aussi lourde à porter pour tous ceux qui restaient en France : assez peu perceptibles de l’extérieur, les conséquences directes d’Epervier pesèrent à Châlons-en-Champagne comme à Chaumont-Semoutiers où ces deux formations Hawk durent avoir « deux fers au feu ».
 
 D’une part, progressivement semi-professionnalisés -Epervier oblige- le 402 et le 403 furent soumis à l’ardente obligation d’avoir à fournir cycliquement des Détachements immédiatement capables de remplir une mission opérationnelle de « guerre ». Ce fut assurément pour eux une tâche noble et valorisante, mais sans en tirer autrement bénéfice puisque cela se traduisit concrètement par un accroissement notable de leur fardeau : recrutement et formation de soldats engagés, constitution et suivi de chacun des Détachements, répétition des formalités préparatoires, des perceptions et des réintégrations spéciales, acheminements de personnel, contributions techniques au profit de l’unité de tir présente à N’Djaména, entretien par les bases arrières des locaux, des matériels et véhicules des unités parties au Tchad, etc. 
 
En parallèle, il leur fallut continuer à remplir - et sans faillir - leurs obligations antérieures. Quoique amputés régulièrement d’une part non négligeable de leur effectif, le 402 et le 403 ne virent pas pour autant leurs charges de vie courante et de garnison notablement diminuer. Bien qu’allégés, leurs rendez-vous opérationnels majeurs perdurèrent et les divers contrôles régimentaires furent maintenus. La disponibilité et l’aptitude opérationnelle furent toujours exigées malgré l’absence d’une partie des moyens de soutien spécifique et en dépit d’un rythme d’activités totalement déséquilibré. Il fut aussi indispensable de maintenir un Service National de qualité pour leurs militaires du rang appelés (qui formaient toujours l’essentiel de la troupe régimentaire).
 
La participation à l’opération Epervier demanda donc beaucoup aux personnels des régiments Hawk, même à ceux qui n’étaient pas directement concernés. En France, on sut faire face, on ploya parfois sous l’effort, sans rompre et sans se plaindre. N’est-ce pas là aussi un bel exemple de dévouement au métier des armes et de professionnalisme ?
 
 
-o-O-o- 
 
 
 
EN GUISE DE CONCLUSION
 
 
Il pourra paraître étrange à quelque esprit chagrin qu’un artilleur sol-air et un aviateur aient décidé d’un commun accord de se livrer à un tel retour en arrière. C’est que, après nous être perdus de vue pendant de longues années, nos retrouvailles personnelles ont ravivé instantanément la fraternité d’arme que nous avions forgée à travers les événements littéralement extraordinaires auxquels nous avions été mêlés.
Il nous parut alors juste et important de témoigner par écrit de ce que nous savions et avions vu, de réunir dans un même document les connaissances privilégiées qui étaient les nôtres, afin de rendre une justice équitable à l’égard de tous ceux qui avaient donné beaucoup d’eux-mêmes pour Servir au Tchad et pour servir le Tchad, afin qu’y soient autant que possible préservées du danger aérien tant leurs compatriotes que les êtres et les biens d’un pays ami.
 
Sans doute avons-nous pu laisser passer ici ou là quelque imprécision ou inexactitude. Que nos censeurs veuillent bien nous le pardonner et n’hésitent pas à enrichir notre contribution de leurs propres témoignages !
 
Bien du temps s’est écoulé depuis les événements que nous avons rapportés ici ; pourtant le voile officiel ne peut pas être encore levé sur certains aspects encore classifiés; d’autres ne seront peut être jamais éclaircis, voire jamais révélés. Et il reste encore tant de choses à préciser… Pour conclure, tentons au moins d’en faire ici une sorte de synthèse et d’en souligner certains aspects très originaux.
 
Une situation politico-militaire inconfortable
 
A la requête du Tchad, la France est intervenue dans un pays ami. Instable intérieurement, celui-ci était en état de guerre ouverte mais non déclarée avec son voisin libyen. Pour les moyens militaires français qui furent alors engagés dans l’opération Epervier, la liberté d’action était toute relative : placée sous tutelle étroite de l’Etat-major français des Armées, lui-même soumis aux choix divergents des plus hautes autorités politiques nationales, elle était bridée par un pouvoir tchadien parfois pointilleux, bornée par les emprises territoriales de tous les Etats voisins. A contrario, les forces françaises chargées de la sureté aérienne au Tchad furent très sollicitées et furent mises sous une pression constante par les réalités opérationnelles quotidiennes.
 
Dans cette intervention à dominante « 3ème dimension », la France s’était donné comme rôle officiel d’apporter aux forces tchadiennes soutien et appui pour s’opposer à toute agression au sud du 16° parallèle. Elle n’avait pas au Tchad d’ennemi officiel mais l’absence de défense aérienne tchadienne la conduisait ipso facto à s’opposer directement aux forces aériennes libyennes.
 
Un contexte opérationnel singulier
 
Le volume d’action des avions français de défense aérienne était délimité par les frontières tchadiennes, à l’intérieur desquelles seule une grande partie de la zone située au sud du 16ème parallèle bénéficiait d’une surveillance permanente. La priorité allait naturellement à la capitale tchadienne et aux installations françaises qui s’y trouvaient.
 
La caractérisation de l’ennemi aérien potentiel était aisée. La provenance soviétique de la plupart de ses aéronefs facilitait leur identification ; leur modernité, leur nombre et la puissance de leurs armements les rendaient particulièrement dangereux. Cet adversaire jouissait d’une quasi-totale liberté d’évolution et d’action au Nord du Tchad ; au Sud, il avait à redouter la Chasse française et à affronter la défense sol-air déployée sur les trois sites officiellement occupés et diversement protégés par un dispositif français (N’Djaména, Abéché et Moussoro).
 
Le 7 septembre, en attaquant à N’Djaména et à Abéché des objectifs qu’ils savaient certainement être bien défendus, les équipages « libyens » des deux Tu-22 ont fait pour le moins preuve de courage et d’une certaine témérité ; l’un des deux l’a chèrement payé. Il n’en fut pas de même à Faya le 10 septembre : compte tenu des paramètres de vol de l’agresseur et des faiblesses de la défense, son impunité était quasiment garantie.
 
Une défense aérienne puissante et diversifiée
 
Les mesures élaborées pour la coordination de l’action dans la 3ème dimension étaient tout à fait classiques. Cependant les interdictions de survol ne furent pas toujours faciles à faire respecter et les mesures de sûreté aérienne, facilement définies sur le papier, se révélèrent beaucoup moins faciles à appliquer au quotidien et en temps réel, laissant aux intervenants français une grande part d’initiative et de responsabilité.
 
La défense aérienne fut activée sans discontinuer, vingt-quatre heures sur vingt-quatre et pendant plusieurs années ; elle possédait une capacité d’interception impressionnante, avec ses avions de chasse et sa gamme complète d’armes sol-air : à moyenne portée (Hawk), à courte portée (Crotale), et à très courte portée (Stinger et bitubes de 20 mm). A N’Djaména furent exceptionnellement réunis des moyens complémentaires dans leurs caractéristiques techniques et dans leurs capacités : aptitude à la permanence, diversité et portées des senseurs, puissance de feu et allonge des systèmes d’arme, résistance aux contre-mesures électroniques, etc.
 
Cette projection extérieure et lointaine de forces, de très longue durée, fut accompagnée d’une forte consommation de crédits et d‘une usure importante des matériels. Le dilemme classique entre exigence de disponibilité opérationnelle permanente et entretien réglementé des équipements s’y trouva une nouvelle fois posé.
 
Des militaires français de tout premier ordre
 
Tous volontaires pour participer à l’opération Epervier, compétents et efficaces, les défenseurs antiaériens surent faire preuve en permanence de qualités éminentes, malgré la tension nerveuse et la fatigue : lucidité, réactivité, esprit d’initiative et de décision, confiance mutuelle, en furent les marques principales.
 
Une coopération interarmées exemplaire s’installa entre les exécutants ; pourtant « l’esprit de bouton » qui était totalement absent sur le terrain perdura ça et là, notamment dans la haute hiérarchie de l’Armée de l’air, dès lors qu’il eut été souhaitable de pouvoir créditer le personnel volant d’une victoire ou de s’exonérer d’un échec apparent.
 
L’importance du facteur Matériel
 
Les trois actes de guerre aérienne qui ont été évoqués ici mirent en exergue, du côté français, divers problèmes d’ordre matériel ou organisationnel dont la résolution préalable eut été préférable. Dans certains cas, des déficiences techniques furent imputables aux conditions aérologiques et climatiques très spécifiques qui mirent les matériels à rude épreuve : pour d’autres, ils résultèrent d’insuffisances précédemment occultées ou d’impasses plus ou moins consenties.
 
Au final
 
L’artillerie sol-air française et plus généralement la Défense Aérienne ont obtenu au Tchad le 7 septembre 1987 une victoire emblématique : le succès antiaérien de N’Djaména est exceptionnel et unique dans l’histoire des armées françaises depuis 1945. Cette performance de leurs aînés constitue désormais pour les défenseurs antiaériens professionnels français du 21ème siècle une ardente obligation de valeur militaire et de dévouement à leur métier.
 
Le bilan des défenseurs d’Epervier est largement positif et leurs différentes péripéties devraient servir d’exemples. En répondant présents pour accomplir une mission véritablement extraordinaire pour l’époque, en y étant totalement aptes, en dominant des conditions de vie parfois éprouvantes, en faisant brillamment la preuve de leur haute qualification professionnelle, les hommes et femmes de la Défense Aérienne de l’opération Epervier ont placé la barre très haut.
 
Septembre 1987 les mit à l’épreuve. On ne leur accorda que peu d’intérêt médiatique. Les hautes autorités militaires les apprécièrent différemment, selon leur spécialité et leur armée d’appartenance. Pour les uns, des récompenses officielles furent distribuées sans réticence, pour les autres la « chasse aux sorcières » fut pratiquée (cf. annexe 46 : Témoignage d’André Dufour : HADA au Tchad).
 
Le succès qui fut obtenu à N’Djaména résulta notamment de l’excellent esprit de coopération interarmées établi puis entretenu sur le terrain. Aussi, fondés sur la coopération étroite et l’estime réciproque développées au cours de leurs séjours tchadiens, on aurait pu voir se développer par la suite des coopérations plus étroites et des jumelages profitables entre unités des deux Armées de l’air et de terre. Cela fut proposé, il n’en fut rien.
 
Tant et si bien qu’il n’y a que dans l’Artillerie sol-air de l’Armée de terre, et plus particulièrement au sein de la communauté nationale Hawk, que l’on célèbre officiellement encore aujourd’hui le « coup d’éclat » de N’Djaména. Ce qui est aussi une façon de rendre indirectement un hommage mérité à tous les autres acteurs des « Trois Glorieuses » de la défense antiaérienne d’Epervier et à ceux qui, de France, contribuèrent activement au succès du « Faucon du Chari ».
 
 
 
O
-o-O-o-
-o-O-O-O-o-
 

 


Page précédente Page suivante